« Le renard libre dans le poulailler libre »
Par St Siméon le jeudi, octobre 30 2014, 09:46 - Éditos
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Ça faisait presque deux ans que les travaux battaient leur plein et le bâtiment très instable avait failli plusieurs fois se casser la figure tant cette malheureuse église Saint-Siméon en avait vu de vertes et de pas mûres depuis la Révolution. Mais en ce mois de septembre 1999, en plein été indien comme cette année, les derniers coups de pinceau avaient enfin permis à ce sacré cinoche de faire son entrée dans la cité. Les bonnes fées du cinéma et une foule joyeuse s’étaient déplacées pour prodiguer à ce joli bébé mille voeux de prospérité et de longue vie. Il faut croire que cet enthousiasme et les coups de baguette magique produirent leurs effets puisque, quinze ans après et sur le point de fêter cet anniversaire au champagne, on pouvait compter en nombre de billets vendus près de 4,8 millions de spectateurs, soit environ 320 000 spectateurs par an pour une capacité de 555 fauteuils et avec une programmation consacrée à 90% à la diffusion du cinéma de la diversité et de l’exception culturelle…
Bref les bouteilles étaient déjà au frais
pour fêter gentiment nos 15 ans quand
une funeste nouvelle rafraîchit nos ardeurs.
Ce que nous avions pris pour
une bonne blague de Sud-Ouest, voire
un simple effet d’annonce, comme
il est de tradition avant les élections,
se vit confirmé à notre grande stupeur
à la fin de l’été par une décision
votée à l’unanimité par une fantomatique
Commission Départementale
d’Aménagement Cinématographique
(CDAC) : oui ! Il y aurait bien 13 salles
UGC supplémentaires au Bassin à Flots,
à quelques encablures seulement des
18 salles d’UGC Ciné-Cité de la rue
Georges Bonnac qui ne seront, quant
à elles, nullement menacées de fermeture…
La nouvelle, on s’en doute,
nous fit passer le goût du champagne
et des petits fours tant il est toujours
difficile de garder l’esprit festif à l’annonce
de son très proche trépas. Car
il ne faut pas s’y tromper : c’est donc
31 salles – et sans doute rapidement
plus – que cet opérateur déjà solidement
implanté mettra en batterie dans
le centre de Bordeaux. En batterie,
telles les fameuses orgues de Staline,
car on ne peut évoquer cette implantation
qu’en termes militaires tant il
est évident qu’il s’agit pour UGC, avec
cette opération, de parvenir à écraser
les salles concurrentes. C’est ce que
nous confirma récemment un puissant
opérateur rival de cette société. Cette
implantation, nous affirma-t-il, est démente,
et ne peut se concevoir que
dans le cadre d’une redistribution des
cartes au niveau des cinémas locaux,
car nous sommes déjà, à Bordeaux,
largement au dessus du seuil de suréquipement.
Il s’agit donc en clair de
s’en remettre, à moyen terme, en matière
de programmation et de prix des
places, au bon vouloir et à la bonne
gouvernance d’UGC.
Alors bien sûr on garde le moral mais
une chose est sûre, chers spectateurs :
les 18 salles actuelles de notre puissant
confrère, c’est tout ce que nous
sommes en mesure d’encaisser, aujourd’hui
comme demain, avec nos
cinq petites salles. Et cela, on peut vous
l’assurer, au prix d’acrobaties commerciales
et diplomatiques pas piquées
des hanetons. Alors certes, notre estimé
collègue pourrait abuser bien plus
encore de sa position dominante mais
la philosophie du groupe, joyeusement
libérale, pencherait plutôt vers la définition
qu’en donnait Henri Lacordaire,
celle du « renard libre dans le poulailler
libre » et nous sommes dans ce jeulà
les petites poules caquetantes. De
fait, et pour vous aider à comprendre,
nous donnerons à chacun – au renard
c’est UGC, et aux poulettes, c’est nous
mêmes – l’instrument nécessaire pour
faire leur marché auprès des distributeurs
de films : au renard un énorme
sac, aux poulettes un petit panier. Les
« gros films » comme on dit dans le
jargon du métier, ceux qui se classent
parmi les 25 premiers films en terme
de recette, soit 80% du marché, vont
d’office et sans discussion dans le
gros sac du renard. C’est la règle non
écrite du jeu et la raison pour laquelle
on nous tolère à quelques infimes détails
près. Elle nous convient bien car
Utopia doit ses origines, il y a 40 ans, à
la volonté que nous avions de montrer
des films qui restaient dans les marges
de l’exploitation. Restent donc en gros
20% du marché dans lequel on trouve
des centaines de films qui constituent
paradoxalement le meilleur du cinéma.
Le problème est qu’il nous faut
sur ce segment composer aujourd’hui
de plus en plus avec Goupil. Pendant
longtemps, nos confrères des grands
circuits de diffusion nous laissaient à
notre tour remplir notre petit panier sur
ces 20%, même s’ils faisaient mine de
chipoter un peu dans le plat en nous
piquant une rondelle de saucisson par
ci, une tomate cerise par là… jusqu’au
jour où UGC jugea, sans doute à la lecture
de nos chiffres d’entrées, qu’il
était bien trop bête de laisser cette petite
niche à ces seules petites poules.
C’est ainsi que depuis des années, la
programmation de notre insatiable
confrère s’est enrichie de plus en plus
largement de tout ce cinéma de niche,
tout en laissant toute la place nécessaire
aux « gros films ». Aujourd’hui,
avec les 18 salles existantes d’UGC, la
situation pour nous est encore gérable,
même si le segment du marché qui
nous est accessible se réduit sensiblement
chaque jour. Avec 31 salles, UGC
donnerait enfin tout son sens au slogan
de sa carte illimitée : « tout le cinéma
pour 20 euros par mois ». Il faut donc
être aussi peu malin qu’une CDAC
pour ne pas comprendre à l’unanimité
le but véritable de l’expansion réclamée
: instaurer un monopole de fait sur
la ville en accaparant progressivement
tout le marché. C’est d’ailleurs bien le
sens que l’on peut donner à l’appel
déposé contre cette autorisation d’expansion
par la Médiatrice du Cinéma
– autorité indépendante, modératrice
et régulatrice, rattachée au Centre
National de la Cinématographie – qui,
fine mouche, a bien saisi, elle, le but de
la manoeuvre.
Il nous semble en tout cas un peu
fort de café que, contrairement aux
usages, votre cher Utopia n’ait à aucun
moment été consulté, comme si la
remise en vie d’un élément du patrimoine
local, tout ce beau travail réalisé
à Bordeaux depuis quinze ans, le soutien
magnifique dont nos spectateurs
nous gratifient et notre passage récent
en SCOP méritaient si peu de considération
qu’on oublie de nous interroger
sur le sujet avant de prendre une décision
aussi lourde de conséquences sur
notre devenir.
« Le renard libre dans le poulailler libre »