Le cinéma français pète la forme… paraît-il…

Résolument positif, comme chaque année, le communiqué de la ministre de la culture vient de tomber, relayé par le concert des médias unanimes qui se congratulent béatement : Youpie ! Tout va bien pour la France en marche ! 209 millions de tickets de cinéma vendus, soit à peine 4 millions de moins que l’an dernier et la part des films français progresse de façon vertigineuse : +2,6 % pour atteindre 37 % du marché (elle était de 44,5 % en 2014 sous Hollande), tandis que le cinéma américain, en perdant 8 %, passe sous la barre des 50 %. Le reste du monde (Europe comprise) se partage le reste, soit 15,1 % des billets vendus en France ce qui, pour être mieux que d’habitude, n’écorne pas vraiment l’hégémonie blockbusterienne, plus prégnante encore dans les autres pays européens.
Pour modérer l’enthousiasme obligatoire, il faut tout de même préciser que chaque jour s’ouvrent, sur un modèle « généraliste », des salles nouvelles dans tout l’hexagone : pas moins de 102 nouveaux écrans avaient ouvert en 2016, gageons qu’il n’y en a pas eu moins en 2017. Et 2018 devrait encore rajouter une palanquée de fauteuils aux 1 100 000 fauteuils déjà existants. 
L’agglomération bordelaise ne fait pas exception : UGC, qui programme actuellement 29 écrans, va en rajouter très bientôt 13 de plus au Bassin à Flots, soit 42 écrans, se plaçant ainsi en position abusivement dominante sur la métropole : Megarama + CGR + Utopia totalisent à eux tous 37 écrans… Le département qui, en 2014, comptait 29 308 fauteuils et 5 351 441 entrées, passera alors largement la barre des 33 000 places disponibles alors que la Gironde est déjà le département le mieux équipé de France en matière de cinéma.
Globalement, et pour résumer la situation : si les entrées cinéma se maintiennent à peu près, cela signifie que c’est au prix d’investissements privés ou / et publics constants et que le nombre moyen de fessiers qui se posent chaque année sur un fauteuil est plutôt à la baisse. Le nombre d’écrans a progressé en France de 10 % depuis dix ans, celui du nombre de séances de 27 % précise la Fédération Nationale des Cinémas Français… De nombreuses salles sont à la peine et n’atteignent pas leurs objectifs. Rapportés à l’augmentation des fauteuils, les - 1,8 % de baisse générale de 2017 sur l’an dernier n’ont donc rien de spécialement réconfortant.

 

Par ailleurs, le cinéma français se porterait comme un charme, toujours selon la ministre qui se réjouit parce que 18 films français dépassent pour la première fois le million d’entrées. Mais quels films ? Raid dingue (4,6 millions), Valerian (4 millions), Alibi.com (3,6 millions)… Et du côté américain, ce sont Moi, moche et méchant 3, Baby boss, Fast and Furious 8, Star wars 8 (le 9 est annoncé pour décembre 2019)… qui font le gras des entrées des salles françaises… Y compris d’ailleurs de beaucoup de salles « classées » Art et essai : les critères de classement au fil des années se sont tellement assouplis que le label en perd sa pertinence. On comprendrait que le ministre productiviste de l’économie de marché s’en félicite, on trouve curieux que le ministère de la culture s’en réjouisse sans plus de nuances.
Tous ces films étant bien entendu diffusés par de bonnes grosses compagnies éventuellement multinationales, les distributeurs indépendants, partenaires privilégiés des salles indépendantes dont nous sommes, s’ils participent pour une bonne part au renouvellement du cinéma et cultivent sa diversité, ont une économie plus que chancelante (trois viennent de déposer le bilan)… Et sur les 716 films distribués en France en 2016, la plupart ont coûté plus qu’ils ne rapportent à leurs auteurs comme à leurs producteurs et distributeurs… qui se retrouvent parfois en grandes difficultés, tandis que certaines productions ne sortent même plus sur des écrans de cinémas alors même que le nombre de films produits ne cesse de progresser en raison de la multiplication des moyens de diffusion autre que la salle de cinéma qui provoquent un appel grandissant de films et séries. 
On peut dire que le nombre de spectateurs tous médias confondus est en constante progression, mais les salles tirent la langue : même si elles continuent à jouer un rôle indispensable pour la promotion des films, elles ne sont plus leur seul vecteur. Notamment pour les moins de 25 ans. La cinéphilie n’est pas en voie de disparition, bien au contraire, mais elle évolue et les séries ont un fort impact sur cette évolution : aussi bien sur le format que sur le fond.
Tout ça pour dire que l’enthousiasme général nous semble un poil excessif et qu’il va falloir continuer à bouger nos fesses pour vous entraîner vers des chemins de traverse. 

 

A Bordeaux la partie est particulièrement rude : 
La position dominante d’UGC va encore compliquer la donne. Plus d’écrans, cela signifie un besoin accru de films pour le circuit qui n’hésite pas à piocher dans la catégorie « art et essai », usant et abusant du pouvoir sur les distributeurs que lui donne sa force de frappe à Paris (UGC Ciné Cité Les Halles et Bercy font la loi), où la poignée de salles indépendantes qui y survivent se retrouvent en soins palliatifs.
Par ailleurs, il se pourrait bien que cette course générale à l’ouverture de multiplexes, y compris par des opérateurs indépendants parfois subventionnés sur fonds publics, se termine dans un avenir pas si lointain par l’explosion de ce qui peut sembler être une bulle pas très stable et dont les cessions d’actifs récents (CGR vient par exemple de bouloter Cap Cinémas) seraient les premiers symptômes. En effet l’observation des chiffres d’entrées des derniers arrivés – CGR à Nîmes (10 salles), Kinepolis Fenouillet (8 salles) dans la banlieue de Toulouse, etc. – ajoutée à l’évolution de ceux de multiplexes déjà en déclin laissent présager qu’il existe un seuil à ne pas dépasser sous peine de provoquer une réaction en chaîne : l’agglo toulousaine perd 60 000 entrées en 2017 malgré l’arrivée de 10 écrans supplémentaires en 2016. Lorsque l’on sait que le coût d’un multiplexe se situe entre 8 et 25 millions d’euros, il suffit de suivre les résultats de semaine en semaine pour deviner que la situation ne sera pas indéfiniment tenable… Alors les CDAC, commissions inventées pour « réguler le marché » mais qui, sous les pressions diverses, n’ont jamais régulé grand chose, pourraient bien, à force d’autoriser de nouvelles ouvertures, provoquer la déstabilisation d’un marché qui va leur péter à la figure, genre « crise des sub-primes » cinématographique.

 

Bon, nous sommes néanmoins plutôt optimistes car l’année s’ouvre sur une profusion de films remarquables pour ceux qui nous concernent et même plus qu’on n’en peut embrasser. Il suffit pour vous convaincre de jeter un coup d’œil sur la gazette dont vous tournez les pages de vos doigts fébriles. On commence par deux merveilles qui devraient vous séduire et qui font les premières pages : 3 billboards et Jusqu’à la garde tandis que, un peu plus loin, la Classe Ouvrière fait son cinéma à Utopia du mardi 6 au dimanche 11 février… De quoi vous nourrir les méninges sans vous faire cumuler de mauvaises graisses (un des grands atouts d’Utopia, cinéma sans 3D et sans pop-corn)

 

PS : comme s’il était besoin d’apporter un bémol aux conclusions hâtives, l’année commence dans l’ensemble des salles française en faisant mentir les cocoricos de fin d’année : 68 %, telle est la part du lion que se taille le cinéma US, 24 % la part des films français et 8 % pour le reste du monde (Europe comprise…).