Utopia sur les bancs d'infamie… (la suite)

« Ça vous en bouche un coin ! Voilà Utopia rangé par certains dans la catégorie des affreux antisémites (les Brazillach d’aujourd’hui, en pire)… ne riez pas, c’est du sérieux, même que nous voilà embarqués dans deux procès : l’un fait à Utopia Avignon par l’Association culturelle Juive des Alpilles, l’autre initié par chacun des Utopia de France à l’encontre de Yann Moix et du Figaro… » C’est ainsi que nous vous annoncions la chose un billet précédent. Merci pour l’abondance de vos réactions, vos lettres, longues, documentées, passionnantes, vos témoignages, vos encouragements, particulièrement nombreux à Avignon puisque l’affaire sera plaidée le 15 février au Tribunal correctionnel de la cité des Papes. L’audience « Utopia contre Yann Moix et le Figaro », elle, a été fixée au 23 Mars à la 17e chambre du TGI de Paris…

On continue ici a vous proposer une sélection de témoignages… Merci à l’UJFP (Union Juive Française pour la Paix) de nous apporter son soutien, merci aux Amis de l’Huma, au MRAP d’Avignon, etc. Merci à Jean Marie Tixier, Président du Jean Eustache à Pessac, de préciser quelques points d’histoire…


JJR-Saint-Ouen.jpgQu’est ce qui nourrit notre identité ?

La question est terriblement « tendance » ces dernières semaines, chacune, chacun, de Marine à Nicolas en passant par Ségolène, tentant de s’arroger les bonnes réponses à cette question. J’avoue que je m’en foutais comme de ma première VHS. Mais moi aussi, victime du premier sujet médiatique venu, j’ai fini par m’interroger… Et puis notre ami Yann Moix m’y pousse encore un peu plus.
Qui suis-je donc ? Basco-béarnais du côté de ma mère, j’avoue ressentir une certaine fierté à défiler aux côtés de ces fier-à-bras gardiens de brebis revendiquant une langue pleine de x, descendants de frondeurs qui savaient faire des cartons sur Roland et ses potes envahisseurs carolingiens au col de Roncevaux. Limousin par mon père, j’aime cette rude région de résistance qui a vu combattre dans les maquis de châtaigniers l’intraitable Guingouin et qui a apporté son soutien indéfectible à Julien Coupat et ses neuf amis, Limousins d’adoption. Français ? bof ! La seule France dans laquelle je me reconnais c’est celle des sans-culottes de 1792 et des communards, celle du Conseil National de la Résistance, sûrement pas la France chauvine, peureuse et réac qui n’aime que les Noirs et les Arabes qui marquent des buts, et votent pour un président qui leur assure de contenir l’immigration.
Un soir, alors que j’avais une dizaine d’années, un autre bout d’identité m’est tombé sur le coin du nez entre le bœuf purée et le petit suisse : ma mère me révéla tout de go qu’une de mes aïeules était juive. Soudainement le poids d’un peuple et de sa lourde histoire est tombé sur mes frêles épaules. Apprendre qu’on est juif ou même simple descendant de Juifs n’est pas aussi anodin que la découverte d’origines beauceronnes ou picardes. Un génocide est passé par là, et on ne peut traiter la chose avec légèreté. Je ne soupçonnais rien, d’autant que dans la famille de ma mère, on risquait pas d’y fêter une bar-mitzvah. Tout le monde s’était totalement converti au catholicisme jusqu’au zèle, préférant durant la deuxième guerre écouter le bon berger et se terrer derrière les rideaux vichy. Dès lors, conscient que si une uchronie tragique venait à se produire, ramenant au pouvoir une idéologie antisémite, je monterais dans le train de la mort, je me suis employé très jeune à mieux connaître, comprendre l’histoire et la destinée du peuple juif. Plus tard, étudiant en histoire, j’en ai même fait mon sujet d’étude, dans le choix de mon mémoire de maîtrise puis de ma thèse : « la communauté juive d’Alexandre à l’époque hellénistique »… Tout un programme non ? Et puis l’histoire antique du peuple juif a croisé son histoire plus contemporaine dans mon petit parcours, quand j’ai participé à mes premières manifestations en soutien au peuple palestinien face à un état israélien qui, selon moi, dévoyait un idéal égalitaire et socialiste qui était pour moi à l’époque celui des origines du sionisme. Ce nouveau combat était-il contraire à mon petit bout d’identité ? Lutter radicalement contre Israël était-il un déni de ce qu’il y avait de juif en moi ? Certains camarades d’études hébraïques ont voulu me le faire croire, me classer parmi les traîtres, voire les « juifs antisémites » pour reprendre la phraséologie délirante des détracteurs de tout opposant à Israël. Jusqu’à l’apothéose, avec Yann Moix qui nous compare à des Robert Brasillach en herbe. Et je me suis souvenu que mon père, fils de résistant et qui était pourtant héritier des valeurs de la Résistance française, n’avait pas hésité dans les années 60 à combattre l’armée de son pays pour soutenir un peuple opprimé, le peuple algérien. On l’avait jeté en prison comme traître à la nation, comme terroriste. De la même façon, lutter contre le sionisme ne sera jamais, malgré les approximations de Yann Moix, un acte antisémite. Israël est un État avec une politique impérialiste et c’est cela que l’on peut combattre et sûrement pas son peuple (la journaliste Amira Hass, les cinéastes Eyal Sivan ou Avi Mograbi sont là pour nous rappeler l’effervescence intellectuelle en Israël). J’ai enfin compris que l’identité est avant tout la mosaïque de valeurs, d’émotions et d’indignations que l’on a accumulées. Si j’ai une identité, c’est une identité de classe : fier d’être fils de prolétaire ayant mené toute sa vie un combat anticapitaliste ; une identité antiraciste (sous toutes ces formes), une identité musicale (punk un jour, punk toujours), une identité multisexuelle… enfant de la révolution sexuelle. Par contre je me fous de mon appartenance à une nation ou à un peuple, si cette appartenance doit aller à l’encontre de ma liberté de penser. Les peuples dont je me sens proche sont les peuples opprimés qui mènent un combat légitime et juste. Et pour reprendre la mythique chanson des Bérurier Noir, « salut à toi punk iranien, salut à toi peuple kanak, etc. », au cours de nos voyages prenons tous ces identités pour construire un universalisme humaniste !
Et c’est à Utopia, après de nombreux errements professionnels, que j’ai pu trouver un havre de paix où existe cette possibilité rare de croiser sans mépris pour les unes ou les autres la multiplicité de ces identités autant dans les films que l’on présente que dans les rencontres que l’on organise. Plus que nulle part ailleurs, n’en déplaise à Monsieur Moix, on accueille indifféremment films israéliens ou du monde arabe (vous voyez ces cinématographies très représentées sur les écrans des multiplexes, monsieur Moix ?) et nos débats sont ouverts et contradictoires. Aussi selon moi, en nous injuriant et nous assimilant à des néonazis, Yann Moix ne fait qu’aller à l’encontre du but qu’il recherche : lutter contre l’antisémitisme. Car par son délire rhétorique et nauséabond, il ne fait qu’éloigner le lecteur de l’antisémitisme réel, en désignant des faux coupables. À force de crier au loup, Yann Moix et ses amis ne font que relativiser le danger peut-être réel d’une résurgence de cette idéologie génocidaire.

J.J.R. (Saint-Ouen l’Aumône)


À propos de la chronique de Yann Moix

Faute de temps, quand on m’a signalé, peu après sa parution, la chronique de Yann Moix attaquant Utopia, je n’y ai pas prêté grande attention. La relisant aujourd’hui, je suis partagée, comme beaucoup, entre la colère et la tristesse. Je reprends le centre de ce texte : « Le mot “milice” collé au mot “juif”, ce n’est pas un oxymore, c’est une honte. C’est définir, évacuant Auschwitz d’un coup d’adjectif non seulement mal placé mais déplacé, un concept qui donnerait aussitôt vie, dans la foulée, à de jolis avatars comme des nazis juifs, des fascistes juifs, des hitlériens juifs ».
Et comment pourrait-il ne pas exister de milices juives ou des juifs fascistes ? Est-ce que les Juifs ne sont pas des êtres humains ? Il n’est nullement besoin d’en appeler à un nouveau concept. En 1926 déjà, Gershom Scholem signait, avec d’autres intellectuels juifs, une pétition, adressée à la puissance mandataire, contre la création d’une milice juive en Palestine, arguant qu’il fallait tout faire pour « combattre l’esprit guerrier et militariste » dans les rangs sionistes et « dénoncer les slogans trompeurs qui vantent l’héroïsme et l’honneur national » (citation extraite de Un juif allemand à Jérusalem de M.R. Hayoun). Depuis, bien sûr, cet espoir s’est définitivement envolé puisqu’à la fin de l’année 1947, la « principale milice clandestine sioniste » s’installait à la Maison rouge de Tel Aviv où, en mars 1948, fut « mis la dernière main à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine » (citation extraite de Le nettoyage ethnique de la Palestine de I. Pappé).
Mais, surtout, utiliser le nom d’un camp d’extermination nazi à ce point à la légère, pour le petit plaisir de faire glisser les mots les uns sur les autres, alors là, c’est vraiment une honte.
Ensuite, avant de comparer, dans une autre partie du texte que je ne reprends pas, l’idée de lobotomisation des élèves dans les écoles israéliennes avec les textes de Robert Brasillach, il faut peut-être écouter les Israéliens parler de leur propre système scolaire. Il n’est qu’à lire Tom Segev (Le Septième million) pour voir que, dès la naissance de l’Etat, on apprenait à l’école que dans le pays il y avait deux races : la race des dieux, qui étaient nés sur place, et une race inférieure : celle des Juifs qui venaient de la Diaspora. Sans compter les travaux menés actuellement en Israël sur ce qui est véhiculé dans les manuels scolaires à propos des Palestiniens et, plus généralement, des Arabes.
Il n’y a pas une « essence juive » qui serait forcément distincte d’une « essence nazie ». Il y a des êtres humains avec leurs histoires, leurs cultures et le risque, toujours, de vouloir se débarrasser de toute altérité. Prendre une posture qui consiste à dénoncer de l’antisémitisme là où il n’y en a pas n’évite aucunement de se laisser entraîner dans ce travers et, surtout, ne combat pas le racisme là où il est. C’est une posture aveugle qui nous met en grand danger.
A lire le texte d’A.M.F., j’aimerais insister sur un point. Il me semble qu’il faut souligner que, quand le CRIF est intervenu en 2004, tentant de faire pression sur Utopia pour que le cinéma annule la venue de Leila Chahid à Toulouse pour le film Ecrivains des frontières, Utopia a répondu en programmant trois autres films sur le même sujet en plus d’Écrivains des frontières. C’est-à-dire que face à ces tentatives de pression, il est possible de ne pas acquiescer. Mais, pour cela, il est nécessaire de penser. Ce que fait Utopia.
C’est un peu curieux, parfois, de voir comment certains événements relatifs à la Palestine sont déprogrammés par souci de ne pas déplaire. C’est à se demander si leurs organisateurs ont une incertitude quant à savoir si eux-mêmes sont antisémites ou non. Mais après tout, il est vrai qu’il n’y a pas eu, après la seconde Guerre mondiale, et qu’il n’y a toujours pas de questionnement sur le refus de l’altérité qui se présente sous la forme d’un racisme ou d’un autre. Sans doute est-ce pour cela, d’ailleurs, qu’on se préoccupe si peu de l’islamophobie actuelle Après la seconde guerre mondiale, il a été convenu qu’il était malséant de dire ouvertement du mal des Juifs mais il n’a pas été décidé de réfléchir vraiment à la difficulté, pour l’être humain, d’accepter l’altérité du monde, l’altérité des autres et l’altérité de soi-même. Alors, bien sûr, il ne reste qu’à se réfugier dans des postures, croyant que ça pourrait nous garantir d’être du côté du Mal. Mais il n’existe aucune garantie en cette matière, il n’existe que le choix entre l’aveuglement et la pensée.
Merci, en tout cas, aux cinémas Utopia d’être parmi ceux qui aident à lutter contre la lobotomisation du monde, et en particulier contre la lobotomisation du judaïsme.

Claire Mialhe, membre de l’UJFP.


Nous n’avons pas toujours été d’accord et nous nous sommes même affrontés. J’en ai été désolé car je trouve que nous ne sommes pas assez nombreux pour nous diviser. Or j’ai toujours rendu hommage à votre travail de qualité en faveur du cinéma que je suis depuis plus de 25 ans. Aussi c’est avec stupeur (au sens premier du terme) que j’ai découvert le mauvais procès que Le Figaro avait ouvert contre vous à partir d’une expression, « milice juive », dans un texte présentant Le Temps qu’il reste.
Pour qui ne possède pas de culture historique (cela peut s’avérer fonctionnel lorsque, par exemple, on veut transformer Guy Môquet en vecteur de la communication de l’UMP ou confondre plateau de télévision et plateau des Glières) et réduit l’usage du terme « milice » à la période de l’occupation en France, « milice juive » peut sonner comme un oxymoron. Le politiquement correct doit-il aller jusqu’à employer une périphrase du type « groupe armé non soumis à une autorité étatique et pratiquant des actions qui seraient aujourd’hui qualifiées de terroristes » pour l’Irgoun, responsable de l’attentat de l’Hôtel King David ? Sinon, je ne vois rien de choquant dans cette expression.
Le terme milice ne concerne pas uniquement la France ! Un retour sur la guerre d’Espagne apprendrait au plumitif du Figaro que Simone Weil s’est engagée dans la milice anarchiste de la CNT. Télérama place Simone Weil dans les brigades internationales (Cf. n°3086 du 4 mars 2009) : cela sonne sûrement plus politiquement correct. Tant pis si les brigades n’ont été constituées qu’après qu’elle ait quitté l’Espagne et qu’avec l’uniforme de la milice anarchiste qu’elle arbore fièrement sur la photo choisie par le magazine, elle n’aurait pas fait de vieux os dans une brigade internationale : les sbires du NKVD l’auraient liquidée. Au Nouvel Obs (06/11/08), Jacques Nerson préfère employer le terme « corps franc » pour parler de l’engagement de Simone Weil en Espagne. Surtout ne pas employer le terme de « milice » et son qualificatif « anarchiste » : il ne faudrait pas ternir gravement la réputation de la philosophe. D’ici que le lecteur l’imagine en train de faire ses courses à l’épicerie de Tarnac…
Quant à George Orwell, il a combattu sur le front d’Aragon dans la milice du POUM où il fut blessé : une balle franquiste lui traversa la gorge. Après sa convalescence, il a dû fuir les staliniens qui voulaient lui faire la peau en mai 1937. Revenant sur son expérience, il pouvait écrire dans Hommage à la Catalogne : « Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la “mystique” du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classe, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces mois passés dans les milices ont été pour moi d’un grand prix. Car les milices espagnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classe. »

Bon courage pour affronter les prétoires ! Il en va de la liberté de parole, que les flics de la pensée rêvent de supprimer à l’aide également de ces procédures usantes et dégradantes. Tout en souhaitant que vous ne dépensiez pas trop d’énergie, car, en paraphrasant le grand John Ford pour clore le procès en sorcellerie intenté contre Jo Mankiewicz : « Nous avons des films à diffuser, des débats à animer, des combats à mener »…

Amitiés, Jean-Marie Tixier.

Commentaires

1. Le mercredi, février 10 2010, 23:37 par paul

je voudrais en préambule vous reconnaitre des qualités incontestables :
vous avez créé une chaîne de cinémas originale et indispensable :
programmation de grande qualité
mise à l'affiche de films qu'on ne verrait pas sans vous
communication (la gazette) efficace et agréable
prix des places particulièrement serré
locaux agréables et accueillants

En contrepartie, certaines de vos attitudes et prises de position m'agacent !
Le fait que vous soyez de bons (excellents) gestionnaires de cinéma, ne vous légitime pas donneurs de leçons encore moins propagandistes politiques (le hall du cinéma de Tournefeuille par exemple virant dangereusement à la cellule d'un parti trotsko-staliniste)
J'ai toujours admiré Brel et Brassens (par exemple) qui n'ont jamais exploité l'influence que leur donnait leur talent et leur succès afin de faire passer leurs idées politiques.
Dernier point pour aborder directement le sujet qui nous intéresse : votre antisémitisme. Je ne pense pas pas que cette accusation soit fondée, cependant, je ne peux complètement vous blanchir :
j'admets avec vous les souffrances du peuple palestinien et je trouve bon d'attirer sur ces souffrances l'attention.
Je vous demande à mon tour d'admettre qu'il existe d'autres peuples, de nombreux peuples, de très nombreux peuples, dont les souffrances sont aussi terribles : indiens d'Amérique, ou infiniment pires : Tibétains, Kurdes, chrétiens et animistes du Soudan, Chrétiens d'Algérie... J'arrête, la liste serait trop longue et je suis sûr que vous le savez aussi bien que moi. Pourquoi consacrer 80% de votre indignation aux palestiniens qui sont ceux qui sont déjà le plus largement médiatisés et bénéficient (au moins en théorie) du soutien de leurs "frères" arabes (et musulmans non arabes) puissants, fortunés et influents ?
Ceci crée un doute quand à vos arrières pensées...

2. Le jeudi, mars 4 2010, 11:55 par GERMANICUS33

Il est lamentable qu'on puisse encombrer les tribunaux avec un prétexte aussi grotesque, et celà dans le seul but de défendre l'occupation d'un pays par un autre.
Le vrais antisémites sont ceux qui pratiquent une politique d'apartheid aggravé par la construction d'un nouveau mur de la honte...
Les soutiens de Monsieur Moix sont ceux qui approuvent la négation d'un peuple devenu emblématique de toutes les répressions.
Je préfère soutenir le combat de Denise Hamouri pour faire libérer son fils emprisonné en Israël...