L'« affaire Utopia » autour du film israélien : une polémique obscène

Simone BittonTexte publié par Simone Bitton sur son blog de Rue89

Les échos du brouhaha autour de la déprogrammation du film A cinq heures de Paris par le réseau de salles Utopia - et son remplacement par mon film Rachel - me sont parvenus tardivement, plus d'une semaine après le début de cette étonnante polémique. Je suis actuellement au Maroc où j'enseigne à l'école de cinéma de Marrakech, et ne suis bien entendu pour rien dans cette initiative des animateurs d'Utopia, de même que mon producteur ou mon distributeur français , qui me disent avoir simplement remarqué une très légère hausse dans le volume des demandes d'exploitation du film, tant en France qu'à l'étranger, ce qui est tout à fait normal s'agissant d'un film dont le sujet résonne fortement avec l'actualité.

Tout comme Leon Prudovsky (le réalisateur du film déprogrammé), je ne contrôle pas la distribution de mes films , ces choses se passent entre exploitants et distributeurs. Comme lui, il m'est arrivé à plusieurs reprises d'avoir la mauvaise surprise d'apprendre qu'une sortie en salles ou une diffusion télévisée d'un de mes films était annulée ou repoussée afin de laisser place à un autre film, à une rediffusion ou à une émission spéciale suite à tel ou tel événement. Ce sont des choses désagréables qui arrivent souvent dans notre métier, mais s'agissant de A cinq heures de Paris, qui bénéficie d'une sortie française sur une cinquantaine d'écrans, cette déprogrammation n'a rien de dramatique, d'autant que le film sera montré dans les salles Utopia un peu plus tard.

Une Israélienne remplace un Israélien !

Je ne connais pas Léon Prudovsky, mais j'ai lu quelque part que tout en étant « un peu attristé » par cette mésaventure , il n'en fait pas lui-même un si grand cas, et ce n'est pas lui, ni son distributeur, qui ont initié la polémique un peu grotesque qui voudrait faire de lui la victime d'un terrible acte de censure « antisémite ». Il faut dire que s'agissant d'antisémitisme, il y a plus caractérisé que de remplacer le film d'un Israélien par le film d'une Israélienne !

Rachel, qui est distribué en France depuis quelques mois, est une enquête cinématographique sur la mort de Rachel Corrie, une jeune pacifiste américaine écrasée par un bulldozer militaire israélien dans la bande de Gaza en mars 2003, alors qu'elle tentait d'empêcher la destruction d'une maison palestinienne. Rachel était la première militante internationale a payer de sa vie son engagement non-violent aux côtés des Palestiniens, et c'est pourquoi l'un des bateaux de la flotille militante arraisonnée par l'armée israélienne, avec les conséquences tragiques que l'on sait, portait son nom.

On comprendra aisément que j'ai été - et que je suis encore - particulièrement choquée par la mort des passagers du « Marmara » et l'arraisonnement du « Rachel Corrie ». On comprendra aussi qu'après avoir enquêté pendant trois ans sur la mort de Rachel Corrie pour réaliser mon film, et en particulier après avoir enquêté sur l'enquête militaire interne israélienne particulièrement baclée qui avait suivi cette tragédie, je suis assez bien placée pour pouvoir apporter un éclairage circonstancié sur les événement actuels.

Mais, fort étrangement, si j'ai bien été sollicitée ces derniers jours par quelques journalistes français, c'était en général pour me demander de réagir à « l'affaire Utopia », et pas à l'assassinat de neuf militants pacifistes par l'armée israélienne, des militants qui ressemblaient à Rachel, et qu'il me semble connaître sans même savoir leurs noms. Je n'ai pas envie de participer à cet emballement médiatique bien franchouillard, avec son cortège de formules passe-partout inlassablement recyclées dans la centrifugeuse des échanges de communiqués, de pétitions, de tribunes et d'invectives.

Une polémique dérisoire et obscène

Si j'écris ce petit texte, plutôt que de répondre à ces sollicitations qui me consternent, c'est simplement pour dire combien tout cela me parait bien dérisoire, déplacé et quelque peu obscène. Des dangers de « l'importation du conflit » et autres « amalgames », jusqu'à la sanctifictation de la « diversité culturelle », en passant par la dénonciation rituelle de la « censure » , du « boycot », et de l'« antisémitisme qui avance masqué sous l'antisionisme ». Tout ce ronflement de mots creux autour de cette petite affaire de remplacement d'un film par un autre dans quelques salles de cinéma en France, tout cet espace médiatique envahi par ce non-événement alors que les corps des victimes de l'assaut meurtrier sont à peine enterrés et que la place manque pour parler d'eux, raconter leurs courtes vies, enquêter sur leur mort, démonter la machine de propagande bien huilée qui s'est mise en branle immédiatement pour transformer des commandos d'elite armés jusqu'aux dents en pauvres gamins agressés et des pacifistes assassinés en dangereux suppots du terrorisme international - en bref : pour informer sérieusement sur l'essentiel plutôt que de se vautrer dans l'accessoire.

Les soldats qui ont donné l'assaut au « Marmara » dans les eaux internationales et ceux qui ont « interrogé » les survivants menés contre leur gré en Israël ont confisqué leurs appareils photos, leurs caméras, leurs téléphones portables qui avaient enregistré des images terrifiantes. Images dévastatrices, non pas pour « l'image d'Israël » (cet autre formule creuse affectionnée par les commentateurs du vide), mais dévastatrices tout court. Certaines de ces images ont été sauvées de l'anéantissement et circulent sur le web. Très peu de médias français les publient. Ceux qui ouvrent généreusement leurs colonnes à « l'affaire Utopia » et aux pourfendeurs de la « censure » n'ont curieusement plus de place pour elles, ou ne les trouvent pas aussi intéressantes qu'un énième rabâchage paranoïaque, un énième texte prétentieux et donneur de leçons à un petit circuit de salles indépendants. On se demande : qui censure qui et qui boycotte quoi ?

Utopia accueille des films du monde entier

Et pourquoi ce déferlement de réactions furieuses - même ministérielles ! - à l'encontre d'une équipe qui accueille depuis belle lurette des films d'auteurs du monde entier, et parmi eux beaucoup de films israéliens et palestiniens de qualité, en les gardant à l'affiche plusieurs semaines alors que les gros circuits s'en débarrassent dès qu'un film plus rentable financièrement pointe le bout de son nez ? Une équipe qui pousse le respect des œuvres et des cinéastes jusqu'à expliquer et à assumer ses choix, ses hésitations, ses coups de gueule et ses élans de solidarité alors que d'autres se contentent de relayer les dossiers de presses fournis par les distributeurs, toutes choses rarissimes et d'autant plus précieuses. Traiter les gens d'Utopia de « censeurs » et de « boycotteurs de culture », c'est grotesque. Pour offrir à leur public un regard personnel venant d'Israël, ils ont fait, cette semaine, le choix peu lucratif du documentaire plutôt que celui de la fiction. N'est-ce pas cela, aussi, qui dérange ? N'est-ce pas cela qui fait peur ?

Lundi matin, je retrouverai mes étudiants marocains, et je me replongerai avec eux dans le travail riche et intense de leur initiation à la pratique du mode d'expression qui est le mien. Ensemble, nous ouvrons les yeux sur les réalités qui nous entourent, nous apprenons à les décrypter et à les restituer par le prisme de nos regards subjectifs. Jour après jour, lors de longues journées de tournage dans la chaleur, la poussière et l'éblouissement des couleurs, nous nous exposons à la splendeur des paysages, à la richesse des traditions et des dialectes, à l'humour populaire et au raffinement des lettrés mais aussi, et parfois sans transition, à la misère des douars, à la détresse des pauvres, aux contraintes et aux interdits imposés par des politiques effrayés par la parole des citoyens.

Aider leurs spectateurs à ne pas être dupes

Nous mettons les propagandes et les discours officiels à l'épreuve du réel, en nous gardant bien de tomber dans le piège de la dénonciation manichéenne et de la manipulation des discours. Bref, nous faisons, jour après jour, l'apprentissage toujours renouvelé de la rigueur documentaire, tout en restant avant tout des artistes, des poètes, des magiciens de l'image, des sons, de la musique. Nous apprenons à raconter une histoire en laissant une place à l'imaginaire du spectateur. Et chaque soir, lorsque nous revenons dans nos univers familiers, c'est avec un regard neuf, lavé par le chemin accompli vers l'autre, que nous reprenons contact avec les représentations médiatiques de l'actualité. Nous sommes alors en condition de mesurer, le plus souvent, l'accablante superficialité de ces représentations. Comme je le dis souvent à ces jeunes gens qui ont choisi le cinéma : nos films n'ont pas le pouvoir de changer le monde. Mais ils ont certainement celui d'aider leurs spectateurs à ne pas être dupes de la représentation médiatique du monde.

Commentaires

1. Le mercredi, juin 16 2010, 20:37 par janac

Ne pensez-vous pas qu'ici ou la , il peut y'avoir lien entre antisionisme et antisemitisme et que , a ce niveau , votre responsabilite en tant qu'entreprise culturelle est particulierement importante decisive..?

2. Le jeudi, juin 17 2010, 14:48 par Rodolphe

@janac : « C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal », s'interdire toute pensée complexe est le meilleur cadeau à faire aux fascismes de tous poils qui se nourrissent de tels amalgames. Notre responsabilité en tant qu'entreprise culturelle est effectivement importante, c'est pour cette raison que nous avons à cœur de faire exister le débat et que nous ne dissocions pas culture et engagement.

3. Le samedi, juin 19 2010, 08:05 par spino

@janac&Rodolphe :

d'acc' avec Rodolphe,
y'a qu'à voir où mène ce genre d'amalgame, par exemple dans l'esprit torturé d'un Yann Moix :
http://www.facebook.com/?ref=home#!/note.php?note_id=459657592387&id=791403207&ref=mf

4. Le samedi, juin 19 2010, 21:26 par yentl

je ne pense pas que la deprogrammation du film israélien à quatre heures de paris pour le remplacer par votre film soit dans le contexte français un simple choix sans résonnance antisioniste. En effet il y a en France des moments où l'incitation à la violence passe par la désinformation et par une programmation exclusive de films aussi polémiques que les palestiniens eux-mêmes, ce qui aboutit à voir s'installer un climat de violence et de haine à l'égard des juifs français. Je suis moi même témoin d'agressions dans une école maternelle juive et d'enfants menacés et frappés dans la rue ici en France sur la foi des informations télévisées et de l'idée française d'une culpabilité unilatérale israélienne. Ne pensez vous pas qu'accepter ce choix orienté est de votre part un acte de lacheté politique?

5. Le samedi, juin 19 2010, 23:31 par Soliane

Je suis juive, et contente qu'enfin des initiatives médiatisées soient prises pour protester et faire toucher du doigt les agissements meurtriers des soldats israéliens, couverts par leurs gouvernants. Je dis bien toucher du doigt, mais à voir les réactions au niveau national, il faut croire que vous avez touchez du doigt là où ça fait mal ! Merci à Utopia, qui porte si bien son nom.

6. Le mardi, juin 22 2010, 11:25 par Bakoback

@Soliane

Vous êtes juive ?
De deux choses l’une soit vous êtes une menteuse (j’en doute ! mais bon…).

Soit vous avez vécue dans une bulle depuis le début du siècle et donc il est grand temps de vous réveiller et la réalité ne risque pas de vous plaire !

7. Le vendredi, juin 25 2010, 13:12 par nomade66

Donner(ou rendre?) un morceau de terre a des gens pour qu ils puissent y vivre tranquilles, est-ce la un si grand don ????
Les pauvres gens qui doivent trouver de quoi manger et qui se foutent d une politique qui, souvent, entretient la haine, sont a cent mille lieux de tout ce remu-menage.

8. Le samedi, juin 26 2010, 19:45 par Hu Man

Puisqu'il faut encore le dire et le répéter. Les dirigeants sionistes actuels d'Israël ne représentent pas tous les Israéliens et encore moins tous les juifs !
On peut parfaitement dénoncer le terrorisme d'Etat de ces dirigeants envers tout un peuple, sans être antisémite. C'est mon cas. Je lutte même contre l'antisémitisme et toute espèce de racisme.

J'ajoute que ce sont précisément ceux qui font sciemment l'amalgame entre les deux qui font le lit de l'antisémitisme !

9. Le mardi, juin 29 2010, 11:11 par Bakoback

@nomade66

"Donner(ou rendre?) un morceau de terre a des gens pour qu ils puissent y vivre tranquilles, est-ce la un si grand don ????"

c'est là ou vous vous trompez...ils ne veulent pas un morceau...Ils n'en voulaient pas en 48 ...à plus forte raison maintenant !