Bienvenue en Utopie

À propos du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux.

Mystique et humble, l’ouvrage de l’homme de Nord me donne l’occasion de célébrer dans la joie un heureux événement : mon entrée, mystique et humble, dans la vénérable maison Utopia.

On a peu insisté sur le beau titre du film de Beauvois. Je crois qu’il n’est pas anodin de se demander quels sont ces dieux qui habitent ou hantent, c’est selon, les lieux et les personnages.

Il faut confesser d’emblée (d’autant que le film s’y prête), j’ai un faible pour les moines. Attention, loin de moi l’idée d’une quelconque déviance sexuelle fétichiste vers une catégorie socio-professionnelle bien au fait des choses de l’esprit, certes, mais qui saurait pourtant faire vaciller une hétérosexualité latente dont j’ai la faiblesse de m’honorer. Non. J’entends que le monastère m’a toujours été un lieu aimable en ce qu’il propose une forme d’idéal. Voire d’utopie.

Or vous m’avez vu venir. En bon Utopiste fraichement débarqué en terre sainte, et sous couvert de critique paracinématographique, j’entends bien questionner cette question qui me questionne.

Mon cher Xavier – permettez – on ne fait pas impunément un film sur une communauté de Cisterciens reclus, qui plus est quand ils sont entourés de terroristes menaçants à poil dur et à coupe-gorge.

Au passage, soulignons l’austérité du propos. Le film, justement, s’interdit tout dévoilement outre pudeur de poil ou de gorge. Nos moines sont sobrement vêtus et leur ultime libation se fera dans la félicité mystique bien plus que dans la débauche lubrique, et ce malgré les flacons de vin de Bourgogne (d’après mon souvenir. Mais ce ne serait que logique pour des moines de la communauté qui fit naître le Clos Vougeot) miraculeusement prodigués par Frère Lonsdale.

 

Le monachisme a à voir avec l’utopie. Plus de loin que de près, j’en conviens. Par analogie certainement, plus que directement. Mais tout de même. La Règle. Le cloisonnement. La stricte hiérarchie. Le monastère est une sorte de cousin du phalanstère.

L’inverse serait plus juste et plus respectueux de la chronologie. Ce n’est pas un hasard si l’utopie nait officiellement à la fin du Moyen-âge. L’âge d’or des ordres religieux est passé avec ces siècles que l’on dit obscurs. Le christianisme subit de profonds bouleversements. On va placer l’homme à la place de Dieu. On va parler d’utopie plutôt que de Jérusalem céleste.

 

Aujourd’hui, en notre temps béni de sentiments éphémères et de croyances multicartes, on s’esbaudit devant ces hommes aussi strictement proches et fidèles à leur Dieu. Les fanatiques armés d’AK-47 ont remplacé les indiens. Sans doute fatigués d’être rémunérés à la chute de cheval, eux aussi ont pris le désert dans de bien étroites réserves. Pire. Déviance ultime d’une génération téléphage et pied de nez cruel à l’Histoire, les séances de confessions au chapitre font désespérément resurgir les souvenirs honteux de Loft Story et autres rituels cathodico-monastiques…

 

Mais alors, d’où vient-il ce curieux pluriel ? Quelle étrange formule qui convoque une Olympe en lieu et place de l’Un, celui dont on ne dit pas le nom mais dont l’inviolabilité des voies n’est plus à vanter.

C’est d’abord judicieux sur un plan strictement commercial. Des hommes et Dieu aurait sonné plus austère, si c’était dieu possible. Dieu et les hommes, un tantinet trop prosélyte. Un dieu et des hommes aurait pris un caractère légèrement blasphématoire du fait du caractère indéfini de l’article. Dieu et ses hommes peut-être… Difficile de trancher. En revanche, on a avantageusement écarté les accroches trop racoleuses telles que Le Père, le Fis et le Saint-Esprit ; Si j’avais su j’aurais pas venu, ou bien encore L’émir contre-attaque. 

 

Il me semble qu’une séquence en particulier permet d’éclairer la question de cet étrange polythéisme de façade.

Alors que la menace du côté obscur se précise, une réunion de crise a lieu en salle capitulaire. L’heure est grave mais nos sept héros Trappistes (qui n’ont rien a envié aux mercenaires et aux samouraïs qui les ont précédés) sont décidés à rester fermement accrochés à leur montagne pour chanter en chœur de matines aux vêpres. Certains ont pu douter et ont pu vouloir partir à un moment mais maintenant, c’est décidé, ils appartiennent à ce pays, à cette terre et à la communauté, ils ne partiront pas.

Dans un poignant tour de table, chaque moine, filmé en plan fixe, dans une économie de mise en scène d’une douloureuse élégance, soucieuse à ce moment de recueillir les vies respectives de ces hommes, d’évoquer sa raison. Chacun son histoire, chacun ses démons, chacun son dieu. Leur union et leur force sont émouvantes, peut-être réalisent-ils le geste le plus décisif de leur existence et de leur vœu, c’est un abandon total à Dieu en même temps qu’un acte de résistance à la barbarie. C’est simple, c’est humain, c’est très beau.

 

C’est si beau que l’on n’ose pas se prononcer sur la pertinence de ce choix. L’absurdité qui est le propre de l’homme, notamment quand il est confronté à la menace immédiate de la mort, peut  se révéler sublime. C’est une décision profonde, aussi lourde de sens que de conséquence. Pour le meilleur et pour le pire, l’unanimité de la décision et la ferveur simple qui la soutient font de ces hommes des martyres, c’est-à-dire un peu plus que des hommes. Je ne sais pas si c’est le destin qu’ils se sont choisis. Mais je suis à peu près certain qu’ils auraient refusé cette postérité.

 

Laissons le dernier mot à tonton Georges.

 

[…]

 

Encore s'il suffisait de quelques hécatombes
Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât!
Depuis tant de "grands soirs" que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre on y serait déjà.
Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes,
Les dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez,
Et c'est la mort, la mort toujours recommencée...

Mourrons pour des idées d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente.

 

[…]

 

 

Liens :

- Entretien de Caroline Champetier, directrice de la photo, fidèle collaboratrice de Xavier Beauvois, qui parle aussi bien de son métier en général que de son travaile sur ce film en particulier, sur le site de l’AFC :

http://www.afcinema.com/Entretien-avec-la-directrice-de-la,6278.html

- A défaut de pouvoir réécouter Michael Lonsdale chez Rebecca Manzoni (c’était le 5 septembre sur France Inter, et c’était très bien, comme d’habitude) on peut le lire :

Michael Lonsdale Visites éditions Pauvert (2003)

Michael Lonsdale ouvre sa porte. Il rend visite à ses parents, à Marcel Arland dont il est le neveu, à Tania Balachova, son professeur d'art dramatique, aux grands créateurs qu'il a servis, Beckett, Duras, à de grands metteurs en scène comme Jean-Marie Serreau ou Claude Régy.

Visites à tous les genres, du théâtre musical à l'art de la lecture, et aux grands moments de cinéma. Visites à son panthéon d'écrivains - sur lequel règne Virginia Woolf -, et de peintres, avec Rembrandt en majesté. Visites aux hommes de foi qui l'ont accompagné, aux êtres chers qui l'ont entouré, aux lieux chargés d'âmes et d'émerveillements. Visite à soi-même.