Somewhere

Voilà un film que j’aurais dû détester. Je n’en avais que des a priori négatifs, que de mauvais échos. Et puis la soirée avait été contrariante. Un film pour ne pas rester sur cette note négative ? Mouai. Clint Eastwood ? Déjà vu. Allez, va pour Somewhere. Le temps d’avaler un sandwich à la rillette – on voit toujours mal un film le ventre vide – et puis les rillettes avant de se rendre à Los Angeles, ça a pour vertu de vous rappeler le sens des réalités. Car disons-le tout net, il n’y a pas de lien tangible entre notre réalité et celle du personnage principal. Ses rillettes à lui sont d’un autre standing. Comme le claironnait la réclame Bordeau-Chesnel « nous n’avons pas les mêmes valeurs. »

Son quotidien est ouaté et laiteux. Il se lève pour ne rien faire et quand il doit faire quelque chose, le téléphone sonne et on lui dit, « va à Milan » ou « va faire la promo du film » ou « va au département des effets spéciaux ». Moi qui me scandalise quand un ministre se fait piéger parce qu’il ignore le prix d’une baguette ou d’un ticket de transport en commun, imaginez ce que je peux ressentir à l’égard du mec qui a oublié qu’il y avait un monde autour de lui après deux ou trois succès au box-office et qui n’a de cesse de l’oublier en buvant, en baisant, en jouant au jeu vidéo, etc.

Et bien à mon sens, la grande faiblesse du film est de ne pas assumer jusqu’au bout le dandysme du personnage principal. Un final assez maladroit suggère son retour dans le monde. Il redescend sur terre touché par la grâce de sa fille. Le scénario sauve in extremis le personnage. Moi, je ne suis pas certain de lui accorder de salut. J’aurais baissé le pouce. La condamnation à vieillir seul dans ce purgatoire doré me semblait assez juste. Lui laissant tout le temps de voir le temps l’emporter. M’enfin.


Extrait de la fin du scénario.

LOS ANGELES – EXTÉRIEUR JOUR

La Ferrari noire emprunte une bretelle d’autoroute. -CUT-

La Ferrari noire sur l’autoroute. -CUT-

La Ferrari noire sur l’autoroute. - CUT-

La Ferrari noire quitte l’autoroute. - CUT -

La Ferrari noire s’engage sur une route de campagne – CUT-

La Ferrari noire se range sur le bas-côté. - CUT -

ROUTE DE CAMPAGNE – EXTÉRIEUR JOUR

Les clefs sont sur le contact, Marco sort, l’avertisseur anti-oubli de la clef sur le contact se fait entendre.

Laissant la Ferrari noire derrière lui Marco marche d’un pas sûr vers l’horizon - CONTRE CHAMP -

Il sourit. Il marche vers un avenir plus humain. FONDU AU NOIR

FIN


L’œuvre de Sofia Coppola offre une belle cohérence. Dans Marie-Antoinette, derrière les fastes et le protocole étourdissants de la vie de cour du Versailles du XVIIIe siècle, le portrait d’une adolescente pop était touchant. La cour n’a pas tellement changée deux siècles plus tard. On est peut-être un peu moins le centre du monde. Mais la vanité fondamentale de ces personnages est la même. On ne se fait pas d’illusions sur sa finitude, alors on baise de ci de là. Mais la vie n’a vraiment aucune saveur véritable.

La force des films de Sofia Coppola est d’assumer la superficialité, aussi exaspérante soit-elle, et de la mettre en scène comme un mode de vie. Les personnages arborent une nonchalance majestueuse, un snobisme élégant de dandys bronzés. Puis le film prend un tournant et laisse poindre le vrai sentiment. Le retour à la vie est toujours touchant. Comme un retour au pays. Comme la nostalgie, qui, comme le coup de soleil ne fait pas mal pendant mais fait mal le soir.

Il est permis d’avancer l’hypothèse que le retour à la vie lui-même est vain et illusoire. En ça, les films de Sofia seraient une vision cynique de la nature humaine qui nous fait croire toujours à une porte ouverte vers un horizon un peu plus réjouissant. L’histoire pose les mêmes questions que dans Marie-Antoinette. Cette dernière rencontre l’amour avec le Comte de Fersen mais elle n’en file pas moins tout droit vers une mort brutale à force d’insouciance. Johnny Marco rencontre sa fille. Et la vie prend du sens. Va-t-il pour autant échapper à la fin cancéreuse ou suicidaire qu’on lui imagine aisément ?

Marie-Antoinette avait l’audace de transcender les codes du film d’époque, notamment la rigueur de la reconstitution. Et puis le spectateur pouvait jouir de connaître le destin funeste du personnage, le scénario y gagnait une tonalité sourde et tragique, ce côté marche insouciante vers la mort était troublant. Au niveau dramaturgique, on est encore plus léger avec Somewhere.… Les premiers plans donnent le rythme et pour ça ils sont redoutables. Heureusement j’avais été mis en garde. Deux spectatrices avaient pris la fuite au bout de dix minutes à la séance précédente. Sidérées d’ennui.

Mais le vide peut se révéler une matière intéressante pour qui sait la manipuler. Le désœuvrement appelle la mélancolie et cela dit beaucoup de chose sur l’Homme. N’est-il pas fondamentalement triste et seul ? Les personnages de Sofia Coppola ont en commun d’être jeunes et pourtant d’agir comme s’ils avaient leur vie derrière eux. Mais avec une insouciance et une inconséquence assez déconcertantes. Apanage de la jeunesse. Comme s’ils n’avaient pas de mémoire. Ni psychologie, ni affects. Ils sont à la fois très vivants et déjà morts. Une grande part de leur charme tient dans la nonchalance et dans l’attitude désinvolte quant au luxe et à l’argent. Une certitude : Sofia Coppola est la cinéaste du snob. On a jamais aussi bien porté le tee-shirt froissé et la décoiffure. C’est un grand art.

De la belle gueule un peu agaçante de Stephen Dorff, le scénario fait un sort au détour d’une drôle de séquence. La célébrité se laisse badigeonner le visage d’une masse informe de plâtre. Le plan dure longtemps, assez longtemps pour devenir un peu angoissant, comme si le type allait rester là, comme ça à vie, comme si on l’avait oublié là pour enfin ranger sa belle gueule au placard et qu’il allait crever dans sa gaine de plâtre, asphyxié. CUT. Au lieu de ça on le retrouve sain et sauf, mais il porte le masque que les gars des SFX lui ont concocté. Il est vieux, très vieux, méconnaissable, moche, ridé, tâché, jauni. C’est l’image de sa mort. Memento mori.

Voilà une belle scène. Très habile sur le plan scénario, très bien rythmée, très bien montée.



Une des raisons d’être du film est sans doute la première collaboration entre Sofia Coppola et le directeur de la photo Harris Savides. Lost in Translation et Marie-Antoinette étaient photographiés par Lance Acord. Pour filmer les corps de ses personnages livrés à eux-mêmes par ce scénario ténu, il fallait une nouvelle inspiration. Le choix du chef -op attitré de Gus Van Sant n’est pas surprenant.

Ce n’est pas original pour un directeur de la photo, Harris Savides fait une brillante carrière à cheval sur les commandes publicitaires, les clips de stars de la pop et sur le cinéma. Ce qui est plus inattendu est que la filmographie qu’il se constitue en marge de travaux de commande brillants est jalonnée d’œuvres d’auteurs originales et inventives. Des audaces de Gus Van Sant (Gerry, Elephant, Last days, Harvey Milk), au bijou de James Gray (The Yards), au ténébreux et numérique Zodiac de David Fincher, il est adoubé par Woody Allen (Whatever works) à qui la Warner permet d’employer les meilleurs techniciens et acteurs du monde pour filmer avec talent ses historiettes sénilisantes.

On le sait depuis Lost in translation, c’est dans le banal haut de gamme que fraye Sofia Coppola. Elle fait dans l’ennui et le désœuvrement de luxe, voire monarchique. D’ailleurs il me semble que si le film se rattache directement au thème littéraire et pictural de la jeune fille et la mort développé depuis la Renaissance mais avec peut-être la plus grande fécondité dans la Vienne du début du XXe siècle; Somewhere est visuellement plus inspiré par la peinture française du XVIIIe. Peinture de chambre intime et sensuelle des Boucher et Fragonard. Jeunes filles ingénues, plaisirs charnels et divertissements libertins…

C’est une posture agaçante. On se dit a priori que le cinéma a autres choses à nous montrer que les doutes et les troubles de riches oisifs oiseux. Oui mais incontestablement, l’enjeu n’est pas là. Le talent de la fille Coppola – outre de s’appeler Coppola et d’avoir son papa comme producteur – c’est de faire surgir les craquelures sous le verni. La Vanité, le souviens-toi que tu vas mourir agis comme un dissolvant, il permet de faire surgir l’essence: le mal-être, le vague à l’âme, la mélancolie. Non pas ceux de la starlette mais celui que l’on connait tous. Le désœuvrement exemplaire. La peur du vide, l’angoisse existentielle.


Harris Savides est un chef op qui subjugue la mise en scène de l’intime. Comme chez Gus Van Sant, il sait à merveille créer une ambiance lumineuse, une atmosphère plutôt qu’un éclairage. Il éclaire souvent par le haut ou se sert avant tout des fenêtres pour justifier ses entrées de lumière, créer des halos et jouer sur la surexposition. Dans
Somewhere, c’est le personnage de la jeune fille qui est le modèle privilégiée de cette esthétique rétro, comme sur des photos polaroid avec leurs couleurs désaturées, avec des robes à imprimés et une carnation diaphane. Elle Fanning est délicieuse en adolescente résignée. Elle est légère et espiègle, mais fulgurante dans la détresse lors d’une scène de voiture où la peur l’étreint dans un sanglot irrépressible.

Esthétiquement, la collaboration Coppola-Savides est très réussie. Comme dans Marie-Antoinette, on trouve à l’occasion quelques plans désespérément proches d’une pub de parfum Kenzo. Ce sont les moments les moins inspirés et les moins incarnés du film. Le style se met à faire du style pour le style. Mais ces moments sont rares, globalement, c’est avec élégance et cohérence que l’expression mélancolique s’insinue par le sens du détail et le rythme de l’inaction. Le récit est porté par une nostalgie douce amère du temps qui a passé, qui a ôté les couleurs aux choses et la saveur des moments partagés.

Il est étonnant de constater que là où le père Coppola s’est emparé avec avidité des technologies numériques pour créer un univers visuel brillant et dense, une image spectaculaire, vive et expressive (cf. L’homme sans âge et Tetro), la fille demeure une inconditionnelle du photochimique, avec des traitements de la pellicule avant impression, de l’image granuleuse, parfois mangée par la lumière, mais avant tout organique et sensuelle. Simple esprit de contradiction? Non, il semble exister une essence profonde de l’expression mélancolique via la pellicule et ses sels d’argents. Cela fait partie de l’expression de la mélancolie et du temps qui passe.

Comme Tetro était un récit cathartique de FF Coppola sur la relation avec son père, on se dit que Sofia travaille un registre proche mais sur un mode différent, plus léger, moins frustré et moins douloureux. Mais peut-être plus lancinant, plus superficiel aussi. Une nostalgie aigre-douce.

Mélancolie paradoxale distillée par le personnage de la jeune fille pré-pubère qui incarne insouciante la menace du temps qui passe, de sa peau laiteuse qui rayonne de lumière au point d’éblouir son père si habitué à la pénombre de sa morne existence de dandy de pacotille.

Recommandation : il faut voir ce film seul(e), dans une salle de préférence vide pour en ressentir la pleine mesure. Je crois que ce qu’il exprime profondément ne saurait se partager. Il renvoie chacun à son vide et à sa propre lutte intime face au temps qui passe.

Ci-joint le lien vers une interview d’Harris Savides. Elle parle mieux du film que n’importe quel texte critique…

http://www.youtube.com/watch?v=vdn57E9G_lk