Chant du cygne, chant du bouc (à propos de Black swan)

Black-Swan.jpgAprès avoir raconté dans The Wrestler le destin de Mickey Rourke – Randy « le bélier » qui se rêve en combattant immortel sur les rings de catch de l’Amérique profonde, voilà Darren Aronofsky poursuivant un nouveau lièvre, à plumes celui là. Les muscles huilés du gladiateur moderne laissent la place aux entrechats du gracile petit rat devenu cygne gémeau. Natalie Portman est ballerine, puis étoile. Mais on sait bien qu’une étoile brille plus intensément que jamais avant de s’éteindre.

On sait aussi Darren Aronofsky adepte des scénarios sans salut. C’est un peu L’assommoir à chaque fois, ascension du héros, succès, chute et déchéance irrémédiable. Si c’est l’essence de la tragédie, ce caractère implacable ne me semble pas toujours être pour le meilleur. C’est à dire que ce procédé implique une narration univoque, un premier degré absolu, la lecture du film est soumise à la puissance de la mise en scène, sans détour ni arrêt d’urgence. En cela, Aronovsky est proche du modus operandi de Lars Von Trier, à qui les non aficionados reproche une narration totalitaire. Elle ne supporte aucune pause, aucun recul. On colle à l’histoire sans pouvoir décrocher une seconde. Leur film sont physiques, éprouvants. On ressort aussi lessivé de The Black Swan que de Antichrist. Un train nous est passé dessus, sans qu’on ai eu le temps de savoir si on acceptait d’embarquer, ou plus prudemment de rester au bord avec les vaches à ruminer en regardant passer, ou bien laisser le train nous passer dessus parce que… parce qu’on va tous au cinéma aussi pour ça, en prendre plein la vue, recevoir le film comme un uppercut au foie, dans une expérience hypnotique, une immersion totale. S’abîmer dans le film.

Depuis Requiem for a dream, chaque scénario est assez grossier en ce qu’il enchaîne la totalité des personnages à la fatalité sans aucune possibilité de s’écarter du destin funeste qu’on leur sait inévitable. Mais vous me direz que depuis la Grèce Antique, on apprécie les enseignements que la malédiction des héros tragiques portent en eux. On va au cinéma aujourd’hui pour les mêmes raisons que nos ancêtres hellènes se rendaient dans les théâtres entendre le chant du bouc (littéralement tragédie). On y ressent les peines et les joies, on y apprend sur la vie et la mort, celles des hommes et celles des dieux.

Mais il est toujours frustrant de se laisser ainsi malmener par un récit sans avoir son mot à dire, sans que le cours de l’histoire ne laisse la moindre place au spectateur de s’interroger sur les situations et la liberté de les accepter et d’en juger les enjeux. D’où l’idée d’une mise en scène totalitaire. Parce qu’elle impose sans suggérer, elle avance sans pitié et sans répit. Les histoires d’Aronofsky sont impitoyables envers leurs propres personnages et par vase communiquant pour les spectateurs d’un tel spectacle. Peu en réchappe, surtout pas les héros qui finissent irrémédiablement broyés. La passivité imposée au spectateur, la sensation d’épreuve physique due à l’identification avec l’héroïne est dure à supporter. Il est humain de se demander pendant le film ce qu’on est venu faire dans cette galère. On supplie intérieurement pour un moment de pause qui ne nous est jamais accordé. Il faut accepter d’être malmené par le film, ce n’est pas toujours facile. Mais pour ceux qui veulent se soumettre à cette loi de la tragédie, l’expérience est d’autant plus forte. C’est ce que vit le personnage de Nina, un combat intérieur pour se détacher de soi et de ses pudeurs. Une fois lâché, on vit l’expérience à plein régime.

Ce n’est qu’à la fin qu’on crie au génie ou au secours.

De ce petit cygne blanc, si gracieux et si fragile, on pressent dès le début l’issue tragique, le passage au noir. La caméra est si proche d’elle, si intensément (grâce à de formidables plans-séquences à l’épaule) que le dialogue permanent entre le conteur et sa muse est saisissant. C’est un peu comme si l’homme à la caméra était allé faire un stage intensif chez les Dardenne, voyez ? Il nous tient hors d’haleine tout du long. La proximité de ce ballet entre une Natalie Portman plus frêle que jamais et la caméra, cette tension permanente sans cesse suscitée et entretenue par de riches idées visuelles (jeux de miroir, amorces menaçantes et surgissements inattenduss des personnages dans le cadre), renforcées par des effets sonores empruntés au registre des films d’angoisse et d’épouvante, des plans montés avec les nerfs, les tripes et la fièvre, permettent de ressentir puissamment la schizophrénie, l’ivresse et la douleur physique. Les scènes de ballet sont à couper le souffle. La caméra est au cœur du mouvement. L’impression d’immersion dans la danse passe par le corps du cadreur, caméra à l’épaule qui fait partie intégrante de la chorégraphie, qui en suit le rythme et les enchaînements.

Nous sommes plongés et maintenus au plus près du personnage et de sa folie. Les procédés qui permettent cette expérience sont issus d’idées et non pas de méthodes. L’expression est personnelle, elle n’obéit pas à des recettes et des canons classiques comme celle de Clint Eastwood pour prendre un exemple récent. L’angoisse est construite d’un matériau intime et innovant. Avec des collaborateurs au long cours, Aronovsky façonne un univers cinématographique âpre, fondamentalement tourné vers la tragédie, avec des idées fortes et des inspirations au niveau du tournage, du montage et du mixage.

Avec Matthew Libatique, son directeur de la photo depuis ses premiers courts-métrages, il travaille en profondeur la matière argentique et rend visible (je devrais dire vivant) le grain. Le noir couleur essentielle du film est fourmillant, grouillant, il nourrit l’angoisse de la transformation du cygne blanc en cygne noir. Soutenue ensuite par des effets de morphing numérique, cette menace plastique est intégrée dans la matière visuelle même. Avec autant de force de suggestion que la folie schizophrène de Nina est portée par la caméra à l’épaule virevoltante, très mobile, tournant sur elle-même pour la suivre et ne pas la lâcher. Ne pas rompre le fil qui maintient en permanence – physiquement – le narrateur, le spectateur et le personnage incarné par Natalie Portman.

La toile est tissé avec fièvre par la caméra et par le montage La phalène poudrée qui voulait approcher de trop près la lumière, attirée par la chaleur et l’intensité, finit par se brûler les ailes et tombe foudroyée par le destin.

La puissance de la mise en scène, notamment dans sa capacité à faire ressentir les épreuves faîtes au corps, est relayée par un montage dont l’idée maîtresse est de faire vivre à l’image la folie de Nina. Raccords brutaux ; les plans s’enchaînant sans hiérarchie ni structure maîtresse mais plutôt instinctivement suivant le psychisme instable, la folie dont l’étoile finit prisonnière. Il emprunte au rythme et à l’intensité des films d’angoisse mis au service d’une vision artistique radicale, qui mèle des séquences au montage chaotique très rythmé et des plans séquences insensés caméra à l’épaule. Ainsi si le film a une ampleur baroque (celle que l’on trouve dans les plus grands drames du cinéma classique hollywoodien – Le Parrain 3 – ou anglais – Les Chaussons rouges) celle-ci est totalement réinvestie selon un mode personnel de récit, non asservi à un genre et à des codes, mais tout entier tourné vers l’efficacité et la puissance de l’histoire. Là encore, au poste de monteur, on trouve un fidèle compagnon de route d’Aronofsky, Andrew Weisblum, qui contribue à définir l’univers impitoyable de ses films et sa vision intime de la tragédie.

Chant du bouc et chant du cygne se confondent. C’est dur mais c’est beau.

[Vu au milieu des bruits de pop-corn et des gloussements adolescents dans la salle 1 du Gaumont Wilson.]