La sale bobine du cinéma numérique

La révolution numérique est en marche et elle nous file le bourdon en raison de ses fondements même : conçue et imposée par les sept principaux studios américains, elle consacre la révolution de l’éphémère, de la consommation rapide et du contrôle des contenus par une poignée d’industriels. C’est une révolution commerciale et fatalement culturelle qui tend à imposer un mode de fonctionnement à la planète entière, fondée sur le contrôle total autant que paranoïaque de la filière cinéma, de la production jusqu’au salon des particuliers en passant par la salle… L’obsession du piratage n’étant pas un des moindres arguments pour justifier un « verrouillage » à tous les étages, qui est aussi un moyen d’imposer une stratégie commerciale.
Le format 35mm, bonne vieille pellicule argentique, n’était plus rentable pour les industriels : les projecteurs de cinéma, faits pour durer des dizaines d’années et même plus pour peu qu’on les bichonne avec délicatesse, restaient trop longtemps sur leur socle. La « révolution » Dolby et simultanément ou presque la « révolution » multiplexe avaient stimulé le marché un temps… La « révolution » numérique est désormais à l’ordre du jour et ce qu’on nous vend comme un progrès est en réalité un moyen de faire encore plus de profits pour certains au détriment de la diversité culturelle et de la préservation de l’emploi.

Les salles de France et du monde entier vont « devoir » basculer dans le numérique ou disparaître, clament-ils tous pour stresser ceux qui traînent les pieds. Or non seulement le nouveau matériel de projection est très coûteux au niveau de son installation (entre 80000 et 100000 euros par cabine, qu’on soit multiplexe ou cinéma indépendant) mais il va être très vite obsolète. La 3D a été l’aiguillon qui a permis de piquer les exploitants aux fesses pour qu’ils se précipitent en chantant sur l’air des lampions : « Hors la 3D point de salut ! ». Elle est déjà en perte de vitesse et les studios, malgré leur matraquage médiatique incessant, s’aperçoivent que le public ne suit pas. Les salles qui se sont précipitées pour s’équiper les premières doivent déjà s’inquiéter du renouvellement des matériels fraîchement installés et on peut faire confiance aux industriels pour trouver des arguments successifs autant qu’incontournables pour imposer des mutations à répétition. On imagine la mine d’or que cela représente pour de futés intermédiaires et autres tiers investisseurs qui imaginent mille et un systèmes pour profiter de la manne. Et les films, vous inquiétez vous ? Langlois, le père de la Cinémathèque Française, fouinait sur les marchés, dans les greniers, chez des collectionneurs, pour récupérer les films oubliés avant qu’ils ne disparaissent… Fini tout ce folklore romantique de l’auteur disparu puis ressuscité grâce à la passion d’un doux dingue : dans le meilleur des cas, la durée d’une copie numérique n’excédera pas dix ans et pire encore, les fichiers étant cryptés, on imagine combien il sera facile dans vingt, trente ans ou plus, si personne n’a pris soin de recopier tous les cinq ans des fichiers ad hoc, de classifier, de repérer, de retrouver les codes… et les œuvres disparaîtront. C’est le grand souci des cinémathèques et Kodak annonce une pellicule 35mm susceptible de durer cent ans et plus, se positionnant sur le créneau de ceux qui vont vouloir préserver la durée de vie des oeuvres… Pour sauvegarder les œuvres, les producteurs et tous ceux qui s’inquiètent de leur durée devront continuer à avoir recours au 35mm.

Pour les circuits, les multiplexes, pas d’inquiétude à avoir, le modèle est fait pour eux… c’est leur logique même de rentabilité qui prend tout son essor : rotation encore plus rapide des films, ouverture de la programmation à des spectacles divers (match de foot, opéra, spectacles comiques…), économie de gestion (3000 emplois, essentiellement des projectionnistes, en moins d’ici deux ou trois ans ?)… Même plus de vendeurs de billets puisque là encore, nous arrivons à la billetterie dématérialisée… Produits annexes, jeux video et pub à tous les étages…

Pour accompagner le mouvement, les pouvoirs publics arrosent en subventions publiques les salles supposées ne pas pouvoir s’en sortir seules, mais qu’adviendra-t-il lorsque ces mêmes salles, endettées jusqu’à la gueule, découvriront le coût réel du numérique et de son renouvellement ? Quant aux salles municipales, vont-elles pouvoir indéfiniment puiser dans les poches des contribuables pour colmater les brèches ?
Plus les salles avancent dans la numérisation, et plus celles qui fonçaient tête baissée au nom de la modernité, confiants dans les déclarations du Centre National du Cinéma, commencent à prendre conscience des effets secondaires en tout genre qui pendent au nez des choix faits pour le passage au numérique. Tout le monde s’engueule, personne n’est d’accord sur rien. On voit poindre une épidémie de gueule de bois et les questions qui auraient dû être posées il y a trois ou quatre ans reviennent avec de plus en plus d’insistance : ne sommes nous pas allés trop vite, n’importe comment ? Acceptant une norme déclarée, peut-être à tort, unique et incontournable au plus haut niveau, dont on s’aperçoit à l’usage qu’elle est parfaitement adaptée aux multiplexes mais qu’elle est dangereuse pour la petite exploitation et encore plus pour les salles d’art et essai. On rappellera que les instances européennes ont tiré la sonnette d’alarme sans que personne ne s’en préoccupe.

Depuis le début, des voix s’élèvent pour clamer qu’il est peut-être possible de fonctionner autrement, avec des appareils moins verrouillés, avec des fichiers plus souples d’utilisation… en particulier pour les salles de petite capacité : pourquoi les faire taire au lieu d’essayer de les entendre ? Les salles qui souhaitent programmer à tout prix les films porteurs en sortie nationale seront obligées de passer par la norme « officielle »… Mais pour les salles de petite capacité qui misent sur le maintien des films dans la durée, les continuations, les reprises, celles qui se moquent des blockbusters et fondent leur programmation sur la diversité, les films à diffusion restreinte qui font tout le sel de leur offre, ne serait-il pas possible d’accepter d’étudier le moyen de leur permettre de s’équiper à moindre coût avec des matériels tout aussi performants quant à la projection.
La réglementation mise en place menace d’exclusion ceux qui tenteraient de résister à la « norme choisie ». Pourquoi ne pas tenter des expériences ? Pourquoi ne pas imaginer au sein d’un même « complexe art et essai » des salles équipées à la norme et d’autres munies d’un équipement plus léger ? Le marché du film au festival de Cannes était la démonstration même qu’il est possible de projeter avec un matériel non 2K sur des écrans petits avec une définition qui n’a rien à envier à l’image projetée dans une salle de 2000 places… Si des distributeurs avaient envie de faire l’investissement de fichiers adaptés et moins coûteux, pourquoi s’obstiner à rejeter l’étude d’un modèle alternatif ?

Ne serait-ce pas le bon moment de s’interroger sur la possibilité de ne pas se coucher devant une poignée de majors américaines et de réfléchir à la possibilité de dépenser moins d’argent public, avec un meilleur résultat sur le plan de la culture et de la diffusion en profondeur des films… histoire de donner l’impression que ce n’est pas le marché qui a le final cut ?