Attenberg

Attenberg

Ça déchante sévère sur les rives du golfe de Corinthe. Face à la mer, l’ancienne cité industrielle Péchiney, jadis florissante, sombre dans l’abîme. Comme Spyros, le père de Marina, qui laisse la vie l’abandonner, serein. Comme la Grèce, qui se consume lentement. Dans ce théâtre de désolation, les dieux ne sont même plus assez présents pour jouer une belle et grande tragédie à l’antique, avec des chœurs qui feraient trembler les anciennes carrières de bauxite. Livrées à elles-mêmes, les filles d’ici vivotent. Et mine de rien, ici, vivoter c’est résister. Alors, elles dansent dans les allées pour se rappeler au monde. Elles sont animales, se courent après et crachent comme des chattes. Marina fait le gorille avec son père. Elles sont humaines, compatissantes et voluptueuses. Elles grimacent et gesticulent. Elles nous jouent une comédie pathétique et absurde, puisque le destin qui les a mis ici ne semble pas décidé à les en tirer. Et qu’il faut bien vivre. Même si c’est triste à en mourir.

C’est ainsi que Marina et Bella hantent ce littoral désespérant de leur élégante présence au monde. La première satisfait sa soif de connaissance auprès des documentaires animaliers et des chansons tristes. Autant dire qu’elle n’a pas beaucoup vécu ; sinon auprès de son père, architecte, qui finit de vivre dans l’endroit qu’il a conçu et qu’il contemple avec nostalgie comme la patrie perdue. La deuxième a appris à survivre dans les bras des hommes. Alors elle est un peu plus aguerrie aux jeux de l’amour, à moins qu’elle ne soit déjà abîmée par ces jeux vains et sans lendemain.

Spyros, le père mourant, n’envisage plus comme salut que le passage dans l’autre monde, qu’il s’imagine avec délectation comme « une immense chatte chaude ». Parvenu à un tel degré de sagesse et de détachement, on comprend ses airs placides et on se délecte de ses échanges facétieux avec sa fille. Magnifique chant du cygne. Pourtant, même sous de tels implacables hospices, on voit éclore des épiphanies salvatrices qui maintiennent la vie et l’espoir. Ici c’est un ingénieur de passage que Marina défie au baby-foot avant d’en faire son amant pour enfin vivre l’amour, dans toute sa folle et innocente vigueur. C’est la mort de son père, belle et nécessaire. C’est cette amitié folle avec Bella, qui leur fait danser en cadence des silly walks pour attendrir les cieux de tant d’espièglerie.

Par une curieuse métonymie et pour mieux culminer dans l’absurde, le film est nommé d’après Sir David Attenborough, le naturaliste ami des gorilles, dont Marina se délecte. Attenberg est finalement un film très féminin, au meilleur sens du terme (pour le pire, voir En ville, de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer), ténu et tenu, sensible et cru, puissant sans violence. Pour un deuxième long-métrage, le regard d’Athina Rachel Tsangari s’y déploie incroyablement sûr et incisif. Elle nous offre le premier rôle d’une future grande actrice, Ariane Lebed, dans un film qui dit beaucoup de choses sans en avoir l’air, ce qui est déjà en soi un tour de force.

Entrez donc sans hésiter dans ce petit théâtre perdu, qui, comme les réserves où sont parqués les grands singes, est l’image troublante du monde qui ne tourne plus très rond.