Cuisine et indépendance

Vous râlez régulièrement parce que tel film que vous voudriez voir à Utopia n’y passe pas au moment pile où vous voudriez le voir : et pourquoi à Toulouse on ne vous propose pas Blue Jasmine, et pourquoi à Tournefeuille on n’a pas encore 9 mois ferme ? Et pourquoi tel débat est à un endroit et pas à l’autre ? Ben, c’est tout simple : d’abord il sort plus de films qu’on ne peut en prendre et on ne peut pas avaler à nous seuls l’abondante production qui déferle à longueur d’année. Et puis : il y a les choix qu’on fait, ceux que font les autres, la stratégie de sortie d’un distributeur, le nombre de copies qu’il ne souhaite pas dépasser. Et puis à Toulouse, il y a l’ABC et depuis des années il s’était instauré une sorte de « tour de rôle », les distributeurs répartissant leurs films tantôt à l’un tantôt à l’autre : pour exemple, en ce début d’automne l’ABC a programmé en première vision, seul avec les circuits, Blue Jasmine, La Vie d’Adèle… Le dernier Woody Allen, la Palme d’or : deux valeurs annoncées partout comme sûres qui auraient bien fait notre affaire en cette rentrée difficile, mais 9 mois ferme et Les Garçons et Guillaume nous semblaient rétablir l’équilibre…

Ce jeu de l’alternance a tendance à ne pas faciliter les relations, à attiser les rancœurs, les distributeurs étant constamment soupçonnés de filer une louche de crème à l’un plutôt qu’à l’autre. Récemment, l’ABC a fait appel au Médiateur du cinéma pour obtenir une copie en même temps que toutes les autres salles du film Les Garçons et Guillaume, à table ! que le distributeur, Gaumont, travaillant pour la première fois en sortie nationale avec les salles art et essai, destinait à Utopia. La Médiatrice, dans sa grande sagesse, n’a pas voulu priver Utopia d’un film à si bon « potentiel » et a jugé équitable d’attribuer aussi une copie à l’ABC. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, car si la démarche est inamicale, le résultat n’en bouscule pas moins un principe qu’on trouvait dépassé : pourquoi la question du « partage » ne se pose pas pour les circuits qui ont tous les blockbusters ensemble et pourquoi les salles d’Art et Essai ne pourraient avoir simultanément les 6 ou 7 films Art et Essai « porteurs » qui leur permettent de protéger leur indépendance économique ? Loin de les affaiblir, cette simultanéité pourrait renforcer les salles concernées, élargir leur public, permettre aux spectateurs de « faire le choix de l’indépendance »… et profite aux films : le potentiel d’un film n’est jamais fermé et varie en fonction du travail fait par chaque salle, du nombre d’écrans, du bassin de population… Il faut savoir aussi que les spectateurs ont leurs habitudes et ceux qui vont à l’ABC ou à UGC ne vont pas forcément à Utopia et vice versa. De plus la simultanéité est une forme de signe fort qui souligne la reconnaissance unanime de la qualité exceptionnelle d’un film et profite à tout le monde, y compris aux « circuits ».
Chaque salle ne pouvant tout passer, l’alternance se fait naturellement et l’une comme l’autre peut reprendre avec quelques semaines de décalage les films qu’elle n’a pas eus. Avoir un film en « sortie nationale » suppose de respecter un nombre de séances qui ne nous est plus imposé dès lors qu’on programme le film 3 ou 4 semaines après sa sortie, ce qui laisse de la place pour « tenir » les films qu’on aime le plus sur la durée ou pour vous montrer à petites doses des raretés que nous sommes seuls à programmer. On défend depuis toujours à Utopia l’idée de la « deuxième exclusivité » qui permet une gestion de la programmation moins contraignante et permet donc plus de variété…

Certes, l’exercice est compliqué ! Et chaque gazette est un véritable casse-tête, car il faut judicieusement jongler avec tous ces paramètres sans pour autant perdre de vue la nécessité de trouver un équilibre financier. Important, l’équilibre financier ! On vous rappelle au passage que nous sommes les seules salles indépendantes du coin à n’avoir bénéficié du soutien des collectivités locales ni pour la construction ou la rénovation de nos salles, ni pour le coûteux passage au numérique, les seuls à ne bénéficier d’aucun avantage particulier ou de subventions de fonctionnement… et donc à devoir équilibrer notre budget quoi qu’il arrive. On est d’ailleurs heureux de cette indépendance, qui a l’avantage de nous laisser une liberté éditoriale absolue : aucun représentant des instances ou institutions locales ne vient trainer ses guêtres à nos réunions, personne ne peut intervenir dans nos choix et ça, ça vaut tout l’or du monde !

Alors que les râleurs arrêtent de râler : promis, on va faire un effort pour reprendre plus rapidement les films qu’on n’a pas la place de prendre en sortie nationale. Blue Jasmine, vous le trouverez sur cette gazette, dès la première semaine, et il en sera de même pour tous les films que nous ne passerons pas en tandem avec l’ABC ou les salles de circuit : nos salles sont petites et sortir l’excellent Gravity en nationale nous aurait obligé à lui consacrer une salle entière, et donc à éliminer d’autres films qui nous tiennent à cœur… vous l’aurez à petites doses pour votre petit Noël ! Lorsque le potentiel et la qualité d’un film le justifient, on vous proposera quelques films, pas trop, conjointement à ABC et Utopia… le film de Guillaume Gallienne vaut bien cet accord parfait là ! Et ouvre la porte à d’autres tentatives…