« Que tout change pour que rien ne change… »

Et me voilà, en train de retourner dix fois ma plume dans mon encrier en parcourant du regard les centaines de gazettes alignées sous mon nez sur les rayons de la bibliothèque de Raphaël. Tiens, au fait, il nous manque les n° 26, 41, 42, 43, 44, 45 et 96 : ne traîneraient-ils pas dans un coin de votre grenier pour compléter notre collection ?
Que vous dire, cher spectateur, pour ma contribution à ce dernier édito toulousain de la gazette. Si ce n’est le plaisir que nous avons eu à partager ensemble ces presque vingt trois années de bonheur cinématographique. Une parenthèse enchantée qui se ferme ce 15 Juin pour s’ouvrir sur quelque chose d’ancien, donc de neuf. Il faut, disait Burt Lancaster dans Le Guépard, « que tout change pour que rien ne change » et, vous l’admettrez sans doute, c’est un bon signe que le mode opératoire choisi pour notre succession ne manque pas d’humour et se fasse sur un clin d’œil puisque votre ciné favori repartira du bon pied à la belle époque en renouant avec son nom de scène de 1907, bien plus sexy que sa période Rio qui, tout en ne brillant guère par l’originalité de sa nouvelle enseigne acquise en 1970, faillit bien tout comme le Titanic l’envoyer par le fond. Le 15 Juin donc, le Saint Esprit, que l’on sait facétieux a choisi de ressusciter l’American Cosmograph d’entre les morts comme il le fit pour Lazare. Rien de surprenant après tout : ne sommes-nous pas déjà abonnés nous-mêmes aux miracles avec la multiplication par 3 de notre loyer ?

Alors difficile en ces circonstances de ne pas tirer un bilan, même sommaire, de ces 23 ans passés en votre compagnie et ce bilan, bien évidemment, ce sont des chiffres. Vous êtes ainsi 6,5 millions à être passés voir un film à Utopia dans nos trois petites salles depuis ce 17 décembre 1993, et il a fallu pour ce faire programmer près de 12 000 films et distribuer plus de 10 millions d’exemplaires de la gazette. Bon, d’accord, vu ainsi, cette aventure vous a un côté Guiness book des records. Sauf que, mine de rien, ces chiffres en disent bien plus long qu’ils n’en ont l’air.
Dix millions de gazettes par exemple, cela dissimule très mal qu’il y a du boulot pour rédiger, mettre en page, imprimer et diffuser ce petit journal qui vous est si familier. Cela montre aussi qu’il faut pousser très haut l’information pour que ces films sortis sans gros budgets publicitaires puissent trouver leur public.
12000 films, cela veut dire aussi que nous ne nous contentons pas d’écrémer le box office dont les 25 premiers films totalisent chaque année près de 80 % des entrées. Il faut fouiller, il faut choisir, il faut visionner des centaines de films, parmi un nombre toujours grandissant de propositions. C’est ainsi que nous nous sommes rendus comptes que notre site internet, très visité (6000 / jour), faisait de nous des prescripteurs et permettait à des spectateurs d’arrêter leurs choix dans des villes où nous n’étions même pas représentés.
6,5 millions de spectateurs, cela fait apparaître qu’en recevant 250 000 à 270 000 spectateurs par an pour 443 fauteuils et 3 salles, nous avons réalisé une curieuse performance qui fait que nous avons comptabilisé, avec le seul apport des films de la diversité et de l’exception culturelle qui peinent sur le marché à atteindre 4 % du total de la fréquentation, l’équivalent de ce qu’enregistrent aussi par an un multiplexe moyen de 8 salles qui réalise lui, après des investissements pharaoniques, 95 % de sa fréquentation avec les 25 premiers films d’un box-office composé aux 2/3 de blockbusters américains débiles et violents et pour 1/3 de comédies françaises convenues.
Alors, au nom de ces 23 années passées ensemble, et pour être sûr d’être bien compris, « read my lips » comme disait Georges Bush senior à propos des baisses d’impôts aux USA, permettez, chers spectateurs, que je reformule ce qui précède :

Sachant qu’un cinéma de trois salles et 443 fauteuils, acheté l’équivalent de 350 000 euros en 1993, réalise chaque année en moyenne 250 000 spectateurs en programmant des films humanistes, intelligents, sensibles et novateurs, qui lui valent un classement Art et Essai - Recherche et trois labels d’excellence…
Sachant qu’il est devenu la règle, pour le même résultat d’exploitation soit 250 000 entrées, d’investir 5 ou 6 millions d’euros dans un cinéma multiplexe de 8 salles et 1600 fauteuils doté de tout le saint frusquin technologique et spécialisé dans la diffusion du cinéma industriel le plus basique, accompagné du passage de publicités décérébrantes et de la vente de produits annexes nuisibles à la santé publique…
On s’interroge : quels devraient être selon vous les orientations que l’on pourrait conseiller à notre ministre de la culture en matière d’exploitation cinématographique ?

Mais au-delà de la trivialité des chiffres, il y a plus intéressant encore. En effet un constat s’impose qui domine à notre sens toutes les analyses, qu’elles soient économiques ou culturelles. Quel sens surtout donner à l’exceptionnelle longévité de toutes ces salles qui se réclament de la diversité ? Non seulement à Utopia mais chez tous ceux aussi qui montèrent leur propre cinoche sous des banières différentes et parfois même dans des lieux improbables. Quels points communs en effet entre des métropoles comme Lille, Toulouse, Bordeaux, Montpellier, Lyon, Strasbourg, Rennes… des villes moyennes comme Avignon, Orléans, Nîmes, Tours, Dijon, Angers, Valence… ou même Saint Ouen l’Aumône et Achères, petites villes disgraciées de la banlieue parisienne ? Rien sans doute en terme de représentation sociologique. Mais beaucoup très probablement en matière de défense d’une ligne éditoriale rigoureuse commune à tous. Ne serait-il pas opportun d’investir (en bon père de famille) les fonds publics dans des salles de ce type, au moins autant que dans des multiplexes ?


Nouvelles fraîches
Le permis de construire 3 petites salles de ciné avec un petit bistrot chaleureux à Borderouge est arrivé en plein bouclage de gazette : nous voilà donc partis avec Charles, son équipe, nos architectes… à lancer la consultation des entreprises, à chercher les financements, à finaliser les études, les choix décoratifs… On vous racontera le déroulement de cette nouvelle aventure tout au long des gazettes futures. Si tout va bien, le premier coup de pioche devrait être donné en septembre avec pour objectif de vous accueillir à la fin de l’été 2017… c’est sans doute compter sans les aléas et surprises probables que comporte toute entreprise du genre… à suivre !