« La plus grande qualité accessible pour tous, sans clivage social et culturel… Ce sera notre combat. » Jean Vilar
Par Anne Marie le lundi, janvier 6 2020, 11:47 - Lien permanent
Ainsi donc le cinéma indépendant, le cinéma d’auteur serait « élitiste »… c’est ce que déclarait, semble-t-il, une brillante sociologue devant un amphi de 300 élèves subjugués en novembre à Toulouse…. Citant Utopia comme un exemple parfait de la « culture dominante »… Ce qui n’a pas manqué de sidérer celles qui nous l’ont rapporté… L’année se termine dans un feu d’artifice US : le cinéma américain domine le box office et explique la progression de plus de 6 % des entrées en France. Les studios Disney y règnent en maître avec Le Roi lion, Avengers, La Reine des neiges, Toy story, Star wars… Uniquement des films qui relèvent de ce qu’on appelle « les franchises ». En bref le cinéma industriel mondialisé.
Le cinéma français campe autour de 34 % des entrées, malgré le succès de Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon dieu (une franchise lui aussi dans son genre) qui en absorbe une bonne partie : en fait de culture dominante, ne faudrait-il pas un peu gratouiller de ce côté-là ?… plutôt que d’aller chatouiller Utopia et ses consoeurs indépendantes qui s’acharnent à faire découvrir un autre cinéma dont tout un chacun et chacune pourrait se régaler s’il n’était dépourvu des moyens de promotion qui permettent aux major companies américaines ou françaises de dominer le marché en permanence en imposant les produits qu’elles pensent parfaitement adaptées au « petit peuple », ceux qui permettent de libérer du « temps de cerveau disponible pour Coca Cola* » et autres produits du genre à rendre les gens obèses et à ramollir les neurones.
Alors question à madame la sociologue : qu’est-ce qu’un cinéma populaire, qu’est ce qu’un cinéma élitiste ?…. Sarkozy écrivait en 2007 dans une lettre à Matignon : « Veillez à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant à l’attente du public, exigez de chaque structure subventionnée qu’elle rende compte de la popularité de ses interventions* »… La culture « populaire » serait donc ce qui répond à la demande du public, rejoignant ainsi les dires de la programmatrice d’une salle d’art et essai locale en 2018 : « Il y a des ingénieurs qui veulent voir de la V.O et des chômeurs et des ouvriers qui n’en ont rien à faire de la dernière palme d’or et qui veulent juste du divertissement »…
Mais où sont les Malraux, Vilar, Ralite, Mnouchkine… qui réclamaient « la plus grande qualité accessible pour tous ? sans clivage social et culturel », revendiquant la diffusion d’oeuvres « marquées du sceau de la découverte, de l’inattendu, de l’innovation, n’obéissant pas aux facilités du divertissement digestif »…
Le plus compliqué, c’est d’arriver à faire savoir au « petit peuple » qu’il existe un autre cinéma que celui qui fait son gras dans les multiplexes, sans lui faire l’affront de le croire plus idiot qu’il n’est : « Ignoti nulla cupido » est-il écrit sur l’en-tête de la gazette… celui qui ne sait pas qu’une chose existe ne peut la désirer… Le choix d’Utopia est justement de faire savoir ce que le cinéma a de meilleur, tout comme le propre des petites salles réellement art et essai est de travailler à rendre la « qualité accessible au plus grand nombre* » en ouvrant largement la programmation à un cinéma de toutes les cultures du monde : Adam, Terminal sud, Quand passent les cigognes, It must be heaven, Le Voyage du prince, Les Misérables, A la vie à la mort, Noura rêve, Le Choix d’Ali, Séjour dans les monts Fuchun, Aretha Franklin, Un monde plus grand, Notre dame du Nil et plein d’autres… seraient donc des films trop « intellectuels », trop difficiles à comprendre ?… Que nenni ! Ils n’ont seulement pas intéressé les « major companies » et sont promus par des distributeurs indépendants pour qui le cinéma n’est pas seulement une industrie. Ceux-là, distributeurs économiquement fragiles, ont l’audace et la passion de défendre des œuvres dont le succès n’est pas acquis d’avance…
Utopia en diffusant largement sa petite gazette, le Cosmo en faisant de même avec son fanzine ne travaillent-ils pas à faire savoir au plus grand nombre qu’il existe un cinéma de toutes les cultures fait pour « amuser, instruire, émanciper » ? Qu’on y prend plaisir, qu’on ne s’y ennuie pas. Et le boulot des enseignants n’est-il pas d’amener les gamins en rangs serrés pour leur apprendre que c’est en sortant des sentiers battus qu’on fait les plus jouissives découvertes… que le meilleur du cinéma est aussi pour eux ?
Dès les premiers jours de l’ouverture d’Utopia à Borderouge, des gamins du quartier passaient leur nez et, visitant les lieux, restaient bouche-bée : « c’est plus beau qu’UGC… on pourra venir ? C’est pour nous m’dame ? » comme s’il était impensable qu’on s’efforce de soigner la qualité d’un lieu qui leur était ouvert, s’émerveillant des beaux bouquins laissés ça et là à leur disposition sur les tables… Notre universitaire serait bien surprise si elle entendait parler ces jeunots des films qu’ils découvrent là…
C’est pas fastoche, c’est du boulot ! car il faut expliquer et expliquer encore, pourquoi on choisit de ne pas passer Avengers ou Star wars… il faut distribuer les gazettes partout et particulièrement sur les pare-brise des voitures les jours de marché pour attirer l’attention de nouveaux spectateurs, parler, écouter, expliquer encore, inventer toutes sortes d’animations, de rencontres … Ça ne pèse pas lourd en face du matraquage qui précède les blockbusters… Alors question : appartient-on à la « classe dominante» dès lors qu’on essaie d’y résister ?
Entendu sur France Inter ce matin, le dernier débat sur le bio porte sur l’assouplissement des critères pour les restaurants : ajouter un ou deux plats bio dans un menu permettrait d’afficher le label bio… Ce que n’apprécient pas ceux qui ont bâti leur image sur une exigence de qualité 100% bio, refusant de répondre à la demande des clients qui veulent manger des tomates en hiver et des raisins à Noël : toute une éducation par l’exemple qui n’est pas sans difficultés.
Ça rappelle furieusement ce qui s’est passé dans le cinéma : en 1955, une poignée de salles parisiennes militaient pour l’exigence cinématographique, demandant la reconnaissance d’un statut qu’elles avaient baptisé « Art et Essai ». Voilà bien qui a dû être taxé « d’élitisme » en son temps.
À ce jour, 1182 salles bénéficient de ce classement, soit la moitié des établissements de l’hexagone… Quelle est la valeur de ce label désormais alors que la plupart des salles labellisées font le gros de leurs entrées sur les vingt premiers films du box-office, n’offrant en matière de diversité que la dose indispensable pour obtenir le classement (certaines ne dépassant pas 6,5 % de films recommandés Art et Essai… l’équivalent d’un yaourt bio en touche finale d’un menu 100 % agriculture industrielle). Donner au spectateur ce vers quoi tout le pousse en lui faisant croire que c’est ce qu’il demande, n’est-ce pas le condamner à rester définitivement dans les limites du conditionnement médiatique dominant ?
Alors que je finissais d’écrire ce texte, on me glisse sous les yeux un article du journal Le Monde du 24 décembre : Star wars commençait sa carrière en tête du box office sur tous les écrans de cinéma du monde, consacrant une nouvelle fois l’hégémonie de Disney. Et l’article souligne que la petite souris Mickey est devenu un monstre qui a dévoré ceux qui étaient ses concurrents : Pixar, Marvel, Lucas film… « Disney inonde la planète de ses super-héros. Ces films, calibrés de façon industrielle, testés, fruits d’un marketing poussé au paroxysme, ont d’autant plus de chance de rencontrer un vaste public » que le groupe n’a qu’à lever le petit doigt pour que toutes les salles du monde leur réserve une place privilégiée aux moments où le public va le plus au cinéma (les vacances de Noël par exemple). A une allure vertigineuse, La Reine des neiges 2 a franchi le cap du milliard de dollars de recettes. Six films auront cette année franchi le milliard : La Reine déjà citée, Avengers-Endgame, Le Roi lion, Aladdin, Toy story 4 et Captain marvel… tous estampillés Disney.
Mais des voix s’élèvent pour protester contre l’hégémonie du studio prédateur. En Corée, rare pays à se soucier de son « exception culturelle » et à avoir un système de Fond de soutien équivalent à celui qui existe en France, une association de consommateurs a porté plainte contre la filiale coréenne du groupe américain : elle l’accuse de fouler au pied la loi anti-monopole en squattant 88% des écrans coréens pour les premiers jours d’exploitation de La Reine des neiges 2…
Côté USA, Martin Scorsese mène la fronde des réalisateurs hollywoodiens et déclare début octobre, dans une tribune, que les films de super héros « ce n’est pas du cinéma », en expliquant combien cette main-mise sur le cinéma conditionne les goûts et les mentalités et pèse sur l’évolution des propositions du marché : « Si on donne aux gens une seule chose, ils vont en vouloir davantage… Je crains que la domination financière des franchises ne soit utilisée pour marginaliser et même rabaisser l’existence du cinéma ». La domination de Disney tend en effet à réduire la part du cinéma d’auteur aux États-Unis plus qu’ailleurs encore. C’est la raison pour laquelle les grands noms d’Hollywood, qui ne trouvent plus aucun studio pour accompagner financièrement leurs projets, se tournent vers Netflix. The Irishman de Scorsese ne sort pas en salle mais sur Netflix…
* formule trouvée fort pertinemment et cyniquement en 2004 par Patrick Le Lay, alors PDG du groupe TF1…
* on se rappellera la formule de Goebbels : « j’ai donné des consignes très claires pour que l’on ne produise que des films légers, vides et stupides…. »
* Jean Vilar