Les films d'horreur se sont trompés

Ce virus nous a tous transformés en voisins bienveillants.

Article de George Monbiot, journaliste au Guardian (traduit de l’anglais par Maryse Petros, le 2 avril 2020) : A Zombie Love Story.

Dans le monde entier, le Covid-19 a déclenché d’innombrables initiatives de voisinage qui constituent une puissante riposte tout à la fois à l’argent venu du gouvernement et à l’argent privé.

Mardi 31 mars 2020.

Nous sommes en train d’assister en temps réel à l’effondrement du néo-libéralisme. Des gouvernements dont la mission était de rétrécir l’État, de réduire les impôts et la dette et de démanteler les services publics sont en train de se rendre compte que les forces du marché qu’ils vénéraient sont incapables de nous protéger de cette crise. La théorie a été testée, et abandonnée presque partout. Il est peut-être faux de dire qu’il n’y avait pas d’athées dans les tranchées, mais il n’y a pas de néo-libéraux dans une pandémie. Le changement est même encore plus intéressant qu’il n’y paraît à première vue. Le pouvoir n’a pas seulement migré de l’argent privé vers l’État, mais des deux à la fois vers tout à fait autre chose : les communs. Dans le monde entier, des communautés se mobilisent là où les gouvernements sont défaillants.

En Inde, des jeunes se sont auto-organisés à très grande échelle pour fournir des kits de secours aux ‘travailleurs journaliers’: ceux qui n’ont ni économies ni provisions, et qui dépendent totalement de rentrées d’argent quotidiennes à présent taries. À Wuhan, en Chine, dès que les transports publics ont été à l’arrêt, des conducteurs volontaires ont créé une flotte communautaire de véhicules pour transporter les personnels soignants entre leur domicile et les hôpitaux.

En Afrique du Sud, certains quartiers de Johannesburg ont constitué des kits de survie pour ceux qui vivent en campements précaires: désinfectant pour les mains, papier toilette, eau en bouteille et nourriture. Au Cap, un groupe local a créé une carte interactive de toutes les habitations du district, a relevé les informations sur les occupants et a listé tous ceux qui avaient des compétences médicales, et qui sont prêts à intervenir si les hôpitaux sont submergés. Dans un autre quartier de la ville, les habitants ont construit des points de lavage des mains à la gare et travaillent à transformer un atelier de poterie en usine de désinfectant.

Aux États-Unis, le groupe HospitalHero met en relation les personnels soignants qui n’ont pas le temps de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins avec des personnes qui proposent de leur offrir le gîte et le couvert. Un groupe appelé WePals, créé par un enfant de huit ans, organise pour les enfants des rendez-vous de jeu virtuels. Un nouveau site web, schoolclosures.org (écoles fermées) s’occupe de trouver des cours, des repas et du babysitting d’urgence pour les parents débordés. Un réseau appelé Argent Pendant le Corona envoie par S.M.S. des infos sur les offres d’emploi à ceux qui cherchent du travail.

En Norvège, un groupe de personnes guéries du Covid-19 offre des services qu’il serait dangereux d’offrir sans être immunisé. À Belgrade, des bénévoles organisent des matinées-café virtuelles et de l’aide psychologique pour traverser la crise. Des étudiants de Prague font du babysitting pour les enfants des docteurs et des infirmiers. Dans les cités HLM de Dublin, on a inventé le bingo du balcon: celui qui tire les numéros est assis sur la place entre les immeubles avec un gros porte-voix, tandis que les joueurs , assis sur leurs balcons, notent les numéros qui sortent.

Au Royaume Uni, des milliers de groupes d’entraide vont chercher les courses et les médicaments, installent de l’équipement informatique pour les personnes âgées et créent des groupes d’amitié par téléphone. Un groupe de mamans joggeuses de Bristol se sont rebaptisées ‘coureuses de médocs’, et entretiennent leur forme en allant chercher les médicaments à la pharmacie pour les personnes qui ne peuvent pas se déplacer. Un pub quiz virtuel organisé par Facebook a rassemblé plus de 100000 personnes.

Dans le monde entier, des groupes auto-organisés de docteurs, techniciens, ingénieurs et hackers font du crowdsourcing (production participative) pour fournir équipements et expertise manquants. En Lettonie, des programmeurs ont organisé un hackaton (marathon collaboratif de programmation) pour concevoir les pièces de visières de protection les plus légères que l’on puisse fabriquer avec une imprimante 3D. Au Royaume Uni, de nombreux groupes incitent les compagnies possédant des équipements de protection dans leurs réserves à en faire don au personnel médical qui est en première ligne. Aux Philippines, des créateurs de mode ont réorganisé leurs ateliers pour fabriquer des vêtements de protection. En échangeant leurs techniques sur le site web PatternReview, des couturières à domicile se sont mises à fabriquer en quantité des masques et des blouses.

En à peine une semaine, un groupe de médecins, techniciens et autres experts se sont organisés pour concevoir par crowdsourcing un respirateur, l’OxVent, que l’on peut fabriquer à partir de pièces très faciles à trouver, pour moins de £1000. Un produit issu d’une autre conception, le VentilatorPAL, peut être fabriqué pour 370$, d’après le groupe de techniciens qui l’a créé. Le Coronavirus Tech Handbook (Manuel technique du Coronavirus) est une bibliothèque participative qui met en commun les technologies et les nouveaux protocoles d’organisation pour vaincre la pandémie. Aux Etats-Unis, des groupes autonomes de spécialistes comblent certaines des lacunes catastrophiques de l’offre de santé publique en prenant en charge des programmes de tests immunologiques et de suivi, en créant des annuaires de personnes vulnérables et en mettant en contact rapidement les spécialistes médicaux et les hôpitaux qui ont besoin d’eux.

Les films d’horreur se sont trompés. Loin de nous transformer en zombies mangeurs de chair, la pandémie a transformé des millions de gens en bons voisins.

Dans leur livre Free, Fair and Alive (que l’on pourrait traduire par « Libre, équitable et vivant ») David Bollier et Silke Helfrich définissent les communs comme « un objet social qui permet aux gens de jouir de la liberté sans opprimer autrui, de promulguer l’équité sans contrôle bureaucratique […] et d’asserter la souveraineté sans le nationalisme ». Les communs ne sont ni capitalistes ni communistes, ni le marché ni l’état. Ils sont l’insurrection du pouvoir social, dans laquelle nous nous rassemblons en tant qu’égaux pour affronter ensemble nos épreuves communes.

Des milliers de livres, de films et de fables sur les affaires nous assurent que l’épilogue de conte de fées auquel nous devrions tous aspirer est de devenir millionnaire. Nous pourrions alors nous isoler de la société dans un manoir entouré de hauts murs, avec soins médicaux privés, éducation privée et avion privé. Les communs envisagent une finalité opposée : trouver du sens, un objectif et de la satisfaction en travaillant ensemble à embellir la vie de tout le monde. En temps de crise, nous redécouvrons notre sociabilité naturelle.

On peut déduire beaucoup de choses sur une société en examinant ses tics de langage. Nous n’arrêtons pas de mal utiliser le mot « social ». Nous parlons de distanciation sociale alors que nous voulons dire distanciation physique. Nous parlons de sécurité sociale et de filet de sécurité social alors que nous voulons dire sécurité économique et filet de sécurité économique. Tandis que notre sécurité économique vient (ou devrait venir) du gouvernement, la sécurité sociale nous vient de la communauté. L’un des aspects extraordinaires de la réaction au Covid-19, c’est que, pendant ce confinement, certaines personnes , en particulier des personnes âgées, se sentent moins isolées qu’elles ne l’ont été depuis des années, puisque leurs voisins s’assurent qu’elles ne sont pas seules.

Nous avons toujours besoin de l’état : pour fournir les services de santé, d’éducation, et le filet de sécurité économique, pour répartir les richesses entre les groupes, pour empêcher un quelconque intérêt privé de devenir trop puissant, et pour nous défendre contre les menaces. À l’heure actuelle, il remplit médiocrement ces fonctions, à dessein. Mais si nous ne comptons que sur l’état, nous nous retrouvons triés par catégories étanches d’ayant-droits, et sommes complètement à la merci de coupes budgétaires. De riches interactions sociales sont remplacées par des relations froides et transactionnelles. La communauté, donc, n’est pas un substitut de l’état, mais en constitue un complément essentiel.

Rien ne garantit que cette résurgence de l’action collective survivra à la pandémie. Il se peut que nous retournions à l’isolement et la passivité qu’ont encouragés et le capitalisme, et l’étatisme. Mais je le crois pas. J’ai le sentiment que quelque chose est en train de prendre racine en ce moment-même, quelque chose qui nous avait manqué: la force inopinément excitante et transformative de l’entraide.

George Monbiot, journaliste au Guardian - www.monbiot.com