ÉDITO : LE JEU DU CALAMAR

Ça vous aura probablement échappé, mais c’est un drôle de petit vent de panique qui a soufflé cet automne sur notre merveilleuse profession. L’espace de quelques jours, le temps s’est arrêté, les respirations se sont suspendues, l’Apocalypse menaçait, la mort des cinémas français, mille fois annoncée, allait cette fois, c’était sûr, se vivre en direct ! Pensez donc : contactées par un intermédiaire sans nul doute sulfureux, une poignée de salles sévissant dans les grandes métropoles, visiblement choisies dans le gratin de l’Art et Essai, parmi les plus vertueuses, défendant les programmations les plus diversifiées – et donc les moins susceptibles d’être accusées de compromission avec les trusts monopolistiques qui prétendent régenter nos activités ; ces cinémas proprement exemplaires (on rougit à l’idée d’y avoir été associés) se préparaient ni plus ni moins à pactiser avec le Diable. Mettre en danger toute une filière. Planter un couteau dans le dos de toute une profession. Enduit de curare, le couteau. Euthanasier le 7e Art. Les plus attentifs aux petits soubresauts qui agitent le petit monde du cinéma ont déjà compris qu’on parlait ici de la proposition qui a été faite, dans les derniers jours d’octobre, de programmer cet hiver quelques films choisis avec soin dans les plus récentes productions et acquisitions de Netflix.
 

C’EST TOUT ? C’EST TOUT. 

Venant de toute autre plateforme ou chaîne de télé (on a bien du mal à faire le distingo), il n’y aurait sans doute pas eu là de quoi fouetter un canard ni casser cinq pattes à un chat. Mais Netflix, voyez-vous, pour notre secteur en crise (on se remet lentement, très, trop lentement de nos longs mois de fermeture pour cause de COVID) et en perte de repères, c’est devenu le Mal incarné. C’est pratique, d’identifier le Mal. C’est un peu comme une religion, ça évite de trop réfléchir ou de se poser des (mauvaises) questions, ça apporte des réponses prêtes à l’emploi aux difficultés qu’on rencontre, aux peurs qui nous prennent. Cela dit, attention ! Qu’on ne nous fasse pas dire ce qu’on ne pense pas : s’il nous semble à côté de la plaque de s’en servir comme d’un bien pratique repoussoir, Netflix n’est évidemment pas l’agneau innocent dont on fait les boucs émissaires. Le modèle de « consommation de film(s) à la maison » du mastodonte de la SVOD (qui est celui de l’ensemble des acteurs sur ce créneau), n’est pas différent de celui de tous les trusts qui se rêvent une position monopolistique, on ne reviendra pas dessus. Disney, Warner, les géants « historiques » du divertissement (on ne dit plus studios de cinéma, c’est ringard) ne s’y sont pas trompés, qui n’ont pas eu à forcer leur nature pour créer leurs propres plateformes où sont proposés en exclusivité leurs foisonnants catalogues – ainsi que leurs plus récents blockbusters dont la sortie aux États-Unis, lorsqu’ils ont droit à une sortie en salle, est simultanée ou presque.

ÇA DEPEND D’OÙ VIENT LE VENT.

Et elles ont été bien pratiques ces plateformes pendant les périodes de confinement et nous n’avons pas entendu les hauts défenseurs du cinéma s’exprimer sur “ l’entubage “ des films de cinéma qui ne pouvaient plus sortir en salle lors de leur fermeture. Les films de cinéma étaient facilement vendus alors aux plateformes dans l’indifférence quasi générale.
Il faut donc admettre que la notion de « film de cinéma » est une notion à géométrie bien variable. 

Or ce système continue malgré tout à employer des artisans, des auteurs, des techniciens et des comédiens – en clair à produire des films. Et comme de bien entendu, les majors hollywoodiennes parviennent bon an mal an, dans le flot d’une production passablement abrutissante, à nous offrir quelques films artistiquement ambitieux (le saviez-vous ? C’est le grand méchant Disney qui distribue Nomadland ou The French dispatch), parfois même politiquement excitants, du genre qui sont passés sous les radars des comités de censure ou de normalisation. Il se trouve également – forcément – dans la production de Netflix des films rares, étonnants, beaux, que nous enrageons sincèrement de ne pouvoir partager avec vous – fût-ce fugacement, le temps d’une ou deux séances exceptionnelles. La faute, pour le dire vite, à la sacro-sainte « chronologie des médias », qui régule l’ordre et la temporalité de la disponibilité des films à partir du moment où ils ont eu les honneurs d’une sortie au cinéma en France. Or, il y a beau temps qu’à Utopia on s’attache à humer l’air dans toutes les directions, fouiner tous les catalogues, à l’affût de tout ce qui nous semblerait bel et bon à programmer : téléfilms, documentaires auto-produits, raretés, incunables… et donc, pourquoi pas les productions enthousiasmantes, si elles le sont, de tel ou tel géant de la fourniture de films en tubes ? C’était bien l’idée de cette programmation goûteuse, dans laquelle on avait trouvé notre bonheur et matière à une petite dizaine de séances passionnantes. Et patatras ! 

REMONTÉES COMME DES COUCOUS RADIOACTIFS. 

Toutes les organisations professionnelles de la corporation sont montées au créneau pour faire capoter l’entreprise, nous traînant plus bas que terre au passage. Au motif que, produit pour un tube, ce « ne serait pas du cinéma ». Que dix séances grapillées sur les milliers que nous offrons annuellement allaient ouvrir la boîte de Pandore de laquelle jaillirait l’Antéchrist… Ce qui nous fait bien rigoler dans la mesure où, parmi les exploitants Art et Essai les plus prompts à nous clouer  au pilori, nombreux sont ceux qui ont vaillamment contribué à la diversité de l’offre cinématographique de ces derniers mois en programmant sans hésiter dans leurs salles Kaamelot, OSS 117, Dune ou le dernier James Bond…

ÉPILOGUE DE L’HISTOIRE. 

On sait bien que les pratiques évoluent. Que le temps joue pour nous dans la mesure où, tôt ou tard, ces œuvres arriveront à se déployer dans les cinémas, leur véritable destination. Pour l’heure, (tristesse et) ironie de l’Histoire, Netflix a remisé son projet de partenariat avec les salles – mais l’a maintenu  avec les deux institutions les plus représentatives de la cinéphilie officielle autant que nationale que sont la Cinémathèque Française et l’Institut Lumière de Lyon. Mais patience, on y vient : vous verrez un jour ou l’autre le nouveau film de Jane Campion, Le Pouvoir du chien, sur nos écrans et peut-être aussi les films de Scorsese, Cuarón, Sorrentino, Fincher… Pour celles et ceux qui pensaient que Netflix cherchait un coup de projecteur sur leur plateforme, tout le monde sera probablement d’accord pour dire que c’est réussi !