Justine Triet parle d’or

Il aura donc suffi de quelques mots, à peine, pour que la Ministre de la Culture, celui de l’Industrie, quelques maires et députés de la majorité, volent dans les plumes et la palme de Justine Triet, réalisatrice couronnée d’Anatomie d’une chute, sermonnant en substance : « ce n’est pas bien de critiquer le système qui vous nourrit », ou encore « voilà comment ces gueux nous remercient des subventions qui permettent au cinéma français d’exister ».

Voici donc une talentueuse réalisatrice à peine palmée d’or qui, passée la litanie de remerciements de circonstance débités la voix nouée par l’émotion (merci les prodigieux producteurs, les extraordinaires acteurs, le sensationnel co-scénariste, le formidable Frémaux (Délégué Général du Festival de Cannes), le généreux jury…), s’enthousiasme avec un lyrisme un peu appuyé pour « le modèle français que le monde entier nous envie ». Lequel modèle lui aura permis, après de longues années de patiente formation et trois longs métrages seulement, de signer avec Anatomie d’une chute, un très, très grand film, juste, impeccable de rigueur et d’efficacité, méritant indéniablement sa récompense. Justine Triet s’enthousiasme et tout aussitôt s’alarme de voir la fameuse « exception culturelle » française se dissoudre dans le grand bouillon néo-libéral qui tient lieu de politique publique, obéissant aux seuls objectifs de rentabilité contre quoi, justement, la nécessité de cette exception s’était imposée. Et de préciser qu’elle s’alarme moins pour elle-même que pour la jeune garde des aspirants cinéastes, qui au train où vont les choses sera privée des ressources dont elle a, elle, bénéficié. En quelques mots, enfin, elle a pu rappeler, et on l’en remercie, que cette même logique marchande aujourd’hui à l’œuvre dans tous les domaines a des conséquences dramatiques, « d’abord socialement » et est l’expression d’un « pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé », comme on a pu le constater de toute évidence lors du passage en force de la réforme des retraites.
 

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Et donc, il faut le rappeler aux contempteurs de Justine, y compris à certains de nos élus : non, la production de films français n’est pas biberonnée aux finances publiques. Les sous qui permettent aux futures Justine Triet et à tellement d’autres de faire leurs armes en dehors – ou à la marge – des lois du marché et de la rentabilité ne viennent pas du tout de nos, ni de vos impôts mais tout bêtement du cinéma lui-même : une Taxe dite Spéciale Additionnelle de 10,72 % perçue sur TOUS les tickets de cinéma vendus dans l’hexagone, plus les participations négociées des télés et des tubes à contenus pour financer la production. Et c’est quasiment tout. Une manne perçue directement par le Centre National du Cinéma et réattribuée par lui, sur des critères forcément perfectibles, pour participer à la production et à la diffusion de nouveaux films, à la restauration de vieilles bobines, à la construction ou la rénovation de beaux cinémas… Quelques collectivités apportent une aide, qui sert surtout à faire vivre l’industrie cinématographique locale – mais qui reste marginale. Le reste, c’est essentiellement de l’argent d’investisseurs privés qui espèrent bien récupérer leur mise et si possible un peu plus. Justine Triet et ses collègues de travail n’ont donc aucun compte à rendre aux élus ou aux ministres, qui ne sont évidemment pour rien dans le financement de leur travail. S’ils peuvent tout à fait légitimement mordre la main qui les nourrit, ils n’ont aucun scrupule à avoir vis-à-vis de la main qui ne les nourrit pas.

(Et c’est peu dire qu’on a à présent hâte de partager avec vous Anatomie d’une chute, sur les écrans de France, de Navarre et d’Utopia, dès la fin de l’été et en avant-première pendant le Festival d’Avignon le samedi 15 juillet à 20h45)