JOURNAL DE BORD D'UN CINÉMA FERMÉ

 

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LE FACEBOOK UTOPIA95

 

Mercredi 1er avril 2020 
ou comment apprendre à vivre avec le Covid 19
(on a raté les 18 épisodes précédents, c’est pour ça qu’on n’y comprend rien)

 

Chers amis utopiens confinés, 

A l’heure où quelques écrivain(e)s se confi(n)ent  dans des journaux plus ou moins intimes (on vous invite à découvrir une autre vision du concept de « journal du confiné » dans l’hilarante chronique signée Pépette Andrieu sur le site de la Radio-Télévision Belge de la communauté Française),  il nous a semblé important de vous faire partager la parole d’une grande et belle plume que l’on admire depuis longtemps à Utopia, et pas seulement parce qu’elle est l’une de nos plus fidèles spectatrices. 

Dans le cadre de la nouvelle émission matinale « Lettres d’intérieur » d’Augustin Trapenard sur France Inter, l’auteure Annie Ernaux a écrit une lettre au Président Macron et et elle est bouleversante et d’une magnifique justesse. Incisive sans être agressive, percutante tout en restant douce, simple sans pourtant jamais être réductrice. Merci Madame.

 

Vous pouvez la lire… 

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.  

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » -  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux

 

ou l’écouter : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020

 

Prenez soin de vous et restons proches, de loin !
Vos messages sur saintouen@cinemas-utopia.org

 

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Jour 6


Utopiennes, Utopiens, ami(e)s confiné(e)s

Oups, elle a passé bien vite cette première semaine de confinement et elle semble déjà tellement lointaine, cette dernière séance un peu irréelle du samedi 15 mars où nous vous annoncions la fermeture des salles à minuit tapantes, façon Cendrillon. C’était le temps d’avant, quand on se lavait les mains vingt fois par jour, mais sans vraiment y croire à cette histoire de virus plus balèze que la grippe, quand on annonçait au téléphone  que “mais si mais on est ouverts”, que “mais oui mais oui on a les films »,  que « bien entendu on est là, on a du savon pour que tout le monde se lave les mains et puis tiens, même que 75 bambins sont venus ce matin voir le splendide “LA TORTUE ROUGE” (excellent film de confinement à voir en famille au passage)… on l’a pas vu venir celle-là, ni la fermeture de nos salles, ni le confinement général, ni la mise à l’arrêt mondiale des économies, des mouvements, comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton OFF.

On a repensé à Contagion, le film de Steven Soderbergh (sorti en 2011) qui résonne aujourd’hui comme étonnemment prophétique,  et puis à l’heure des premières déprogrammations de films (Pinocchio, puis le formidable Adolescentes, puis Petit Pays et puis comme dans un jeu de dominos tout un tas d’autres), on s’est dit que finalement, c’était peut-être mieux d’être totalement fermé: à quoi bon avoir des salles ouvertes si tous les films que nous avons aimés, que nous avons ardemment voulu vous faire découvrir sur cette période de mars/avril ne sont, eux, plus au rendez-vous ?

Bref, nous voilà donc le vendredi 27 mars et la perspective de vous retrouver se situe quelque part entre mai et juin, on le voit large, l’horizon… ben oui, nous sommes lucides, le confinement va durer, c’est le seul moyen de clouer le bec à cette saloperie de virus, et l’école ne reprendra visiblement que vers début mai. En attendant, le ciné est en mode hibernation, comme un grand ours des montagnes du Kamtchatka, comme celui qui a voulu embrasser de trop près l’anthropologue Nastassja Martin et que je vous invite chaleureusement à découvrir dans le formidable livre Croire aux fauves (éditions Verticales chez Gallimard de cette même Nastassja, petit récit d’une rare intelligence qui interroge précisément notre relation au temps, à l’ennui, à la nature sauvage). Oui donc Utopia est au repos, tout calme, tout vide et sans doute tout triste de tout ce blanc d’écrans et de tant de silences. Les projecteurs sont aussi en veille, allumés régulièrement par des membres de l’équipe pour assurer la continuité technologique (un peu comme la continuité pédagogique de nos chers enseignants !) et faire en sorte que tout se remette en marche au top départ, comme par un coup de baguette magique quand nous réveillerons la bête. 

Quand aux films des jours meilleurs, ceux qui reviendront à l’heure du  déconfinement et  qu’il nous faudra réinventer un programme, et bien ils sont toujours là, quelque part dans le nuage du petit monde de la distribution, attendant le bon timing pour sortir dans les mois et les semaines à venir. Il est encore trop tôt pour savoir de quoi sera fait cette programmation tant il y a d’incertitudes sur les dates et sur les films, mais nous sommes en lien permanent avec les distributeurs qui nous envoient des liens de visionnement.  Au moins, nous avons bien de la chance à Utopia de pouvoir dire que notre télétravail consiste à regarder les films que nous vous ferons bientôt découvrir et que nous pouvons bosser peinards, quand on a  assommé un ou deux enfants avec un bescherelle au bout de 3 problèmes de maths et un cours sur le passé simple et que l’on peut enfin se servir un petit Whisky (celui qu’on devait boire ensemble avec Riton lors de la soirée Saint-Patrick annulée, mais ce n’est que partie remise).

Quant à notre belle équipe, elle se porte bien, les uns à la campagnes, les autres en ville, avec plus ou moins d’enfants à gérer: tout le monde est en forme et nous sommes en lien permanent les uns avec les autres, de même qu’en lien avec tous les autres salles Utopia (nous vous invitons d’ailleurs à aller jeter un oeil à leurs sites respectifs façon « je me balade d’un Utopia à un autre ») 

Sans vous connaître tous, nous avons une pensée fraternelle pour chacune et chacun d’entre vous. En attendant de vous retrouver, voici un petit lien qui va vous occuper 4 heures et ça, c’est une très bonne nouvelle: le sublime Molière d’Ariane Mnouchkine qui vient de passer dans le domaine public. Voilà ce que cette grande dame engagée en disait:

«  Quand j’étais enfant il y avait un petit cinéma avenue de la Grande Armée qui avait deux petites salles, et passait des films américains. J’y allais avec ma petite soeur (…) Je me rends compte maintenant que j’ai vu des chefs-d’œuvre sans le savoir. Ne pas aller au cinéma le jeudi c’était une catastrophe. Je me rends compte qu’à 10 ans, 12 ans, j’avais bon goût. Je pensais que l’histoire de Molière, si on la racontait bien, nous concernait nous. Et à tel point qu’elle concernerait aussi les autres. C’était une interrogation sur ça : Est ce qu’avoir envie de faire plaisir, dans un spectacle, est un péché ? (…) Moi je m’excuse mais pendant 4 heures j’ai envie - comme on dit dans le midi - que les gens se régalent ! »

Alors régalez vous en solo, en duo, en famille , avec votre chien, votre chat, votre lapin garou et pensez à sauver des vies en restant chez vous.

 

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Si vraiment, mais vraiment vous vous ennuyez, vous pouvez nous envoyer un mail à l’adresse du ciné: utopia95@wanadoo.fr. Et promis: on vous répondra.

Restons proches, de loin

Caro et toute l’équipe d’Utopia Saint-Ouen