Sous l'aile des Anges, et le regard de Terrence Malick

Chers spectateurs, parfois je viens vous voir dans les salles afin de vous rencontrer en direct, d’échanger avec vous, de vous raconter les croustillantes anecdotes de l’exploitante du cinéma aguerrie et acharnée que je suis. C’est tellement profitable les séances collectives, c’est du cinéma. Tellement agréable de venir vous trouver assis formidables et confortables dans vos fauteuils, le bonheur de regarder une salle avec un public expert qui s’apprête à son tour à regarder un film… Ce mot pour vous faire part encore une fois de mon attachement tout à fait personnel et dévoué au film qui fait la couverture de l’actuelle gazette en couleur rose printanière !

Il s’agit de Sous l’aile des Anges. Il sera sur nos écrans plus d’un mois avant sa sortie nationale le 16 avril. Vous pouvez venir le découvrir dès le 9 mars, la presse et la radio ne feront pas écho de lui avant un moment. Profitez de ce silence pour venir le découvrir, sans rien connaître, sans trop savoir, mis à part que c’est un poème visuelle d’une belle force, un conte d’une émotion profonde qui viens de loin, des tréfonds des êtres et des ancêtres. Loin dans le nouveau monde de l’Amérique du Nord. Avant que la civilisation soit construite… Serez vous de l’aventure ?

Ci-dessous le texte que Vincent Souladié, maître de conférences en histoire et esthétique du cinéma américain à l’Université Jean Jaurès de Toulouse a eu la gentillesse d’écrire pour la sortie du film dans nos salles, et qui sera présent à Tournefeuille le 11 mars pour la soirée avec les Democrats Abroads. Merci à lui.

Sous l’aile des anges est un secret. Ce premier long-métrage du réalisateur américain A.J. Edwards a suivi un chemin long et discret jusqu’à nos salles françaises. Remarqué mais non primé aux festivals de Sundance et de Deauville en 2014, c’est huit ans plus tard seulement qu’il arrive en exclusivité française à l’Utopia Tournefeuille. Il s’agit donc d’un film inopiné et intriguant, venu de loin, un inconnu qui a pris son temps et ne nous bouscule pas par son urgence. Il est d’ailleurs tout entier imprégné de la douceur souveraine et immédiatement envoutante des récits immémoriaux murmurés depuis le fond des âges. Une voix mystérieuse et quasi ancestrale nous guide dans les premières images depuis les grandes colonnes blanches du Lincoln Mémorial à Washington jusqu’aux pins massifs des forêts de l’état de l’Indiana, sans que nous soient donnés d’autre indice de ce dont il sera question que la rime visuelle du motif vertical liant ces deux géographies. Le bond spatial est aussi un bond temporel qui nous projette aux prémices historiques de la civilisation américaine, en 1817, deux après la fin de la seconde guerre d’indépendance, dans un monde essentiellement rustre et rural. Le récit exposé s’ouvre alors à une double lecture, l’une transparente et l’autre plus absconse, les deux s’éclairant mutuellement si tant est que l’on dispose de toutes les clés, ce qui n’est en rien une contrainte. Nous suivons sur quelques années l’expérience d’un jeune garçon au regard volontaire confronté à la rigueur de la nature, à la fermeté d’une éducation taiseuse, à l’injustice du deuil maternel. Économes de leurs mots comme de leurs gestes, qu’ils destinent aux activités du travail manuel, les adultes peinent à appréhender cet enfant qui pose des questions auxquelles ils n’ont pas de réponses, qui explore la nature, caresse les feuilles, les rayons de lumière, et surtout les pages des livres. L’immersion dans le quotidien besogneux et silencieux de cette famille pourrait se suffire à elle-même mais l’identité réelle de l’enfant constitue l’histoire souterraine du film, c’est son autre part secrète. Simplement prénommé Abe, ce garçon n’est autre qu’Abraham Lincoln lui-même, plus de quarante ans avant qu’il ne devienne le 16e président des États-Unis. Cette information n’est jamais directement donnée, la suggestion restant le maître mot d’une œuvre qui refuse le didactisme et se distancie des logiques habituelles du biopic. Ce n’est pas le grand récit hagiographique de l’être élu qui intéresse A.J. Edwards, mais le portrait sensible d’une identité façonnée physiquement et moralement par la beauté et les souffrances de son milieu. Pour donner matière à ce parcours intérieur, la mise en scène prend non seulement le parti pris de l’impressionnisme mais le fait selon un mode assez familier, instaurant un air de déjà vu qui suscite encore un autre mystère. L’immersion sensorielle sur les terres natales du jeune Lincoln procède par superposition hypnotisante de nappes visuelles et sonores, haltes contemplatives, émiettement du temps, en un recueil poétique de perceptions de toute évidence placé sous la tutelle stylistique du producteur film, Terrence Malick. Le nom est lâché. Monteur de formation, A.J. Edwards travailla en étroite collaboration avec Malick dès Le nouveau monde, dont Sous l’aile des anges pourrait être la suite secrète, située dans le même monde deux siècles plus tard. Le prolongement esthétique constitue le principal trait d’union entre les deux films et ce n’est pas faire injure à A. J. Edwards que de reconnaître d’abord en lui un brillant copiste de Terrence Malick, comme en avaient autour d’eux les grands maîtres de la Renaissance. Lors de la dernière décennie, on a pu constater à quel point le cinéma de Malick avait fait le lit d’une nouvelle manière pour le cinéma et la télévision de filmer la nature à la mode lyrique et contemplative, tout en grand angles et en flous stylisés. En retravaillant cette influence depuis sa source, A. J. Edwards rappelle que l’art de Malick ne se réduit pas à ces quelques ingrédients techniques mais à sa manière intime de voir et d’écouter le monde, et au savoir-faire de sa recomposition. Ni un hommage ni un exercice de style, Sous l’aile des anges est à ce titre tellement réussi qu’il pourrait apparaître en secret aux yeux des amateurs de Malick comme un opus oublié de sa filmographie. Edwards s’en démarque toutefois personnellement par le choix du noir et blanc, manière de mettre constamment le lyrisme en porte-à-faux avec la dureté de la réalité filmée, et par le choix d’un sujet historique fort. Depuis, Malick a finalement choisi de revenir lui aussi au récit biographique après une décennie de poèmes filmés existentiels et impénétrables. Quant à A. J. Edwards, il a tourné deux nouveaux longs-métrages inédits en France (Friday’s Child en 2018, First Love en 2022), apparemment affranchi de la tutelle de son maître.