La résurrection de l'American Cosmograph

Le 17 décembre 2017, l’Américan Cosmograph fêtera ses 110 ans d’existence, ce qui en fait la plus ancienne salle de Toulouse a être encore en activité, et une des plus vieilles de France (la plus vieille ?). Un élément du patrimoine, un morceau de l’histoire du cinéma et de Toulouse, d’autant plus précieux que la salle fut aussi le lieu ou naquit l’Opera de Toulouse, créé par le neveu de Lully avant qu’il soit transféré place du Capitole.
De lointaines annales nous révèlent que ce cinoche manifesta une nature plutôt cabocharde et rétrograde en refusant longtemps contre toute évidence commerciale de « passer au parlant ». Un pianiste lunatique et obstiné s’échina bien plus tard que de raison à accompagner ses images muettes devant un public dont la rumeur bien pensante affirmait qu’il était composé de messieurs un peu louches et de dames dont la réputation n’était plus à faire.

« La vie toulousaine », un journal défunt, nous rapporte sous la plume d’un certain « Jano », chroniqueur culturel, les réjouissants préjugés qui trainaient aux basques de notre singulier parent. Le 9 décembre 1933, notre héroïque reporter, accompagné d’une brûlante égérie nommée « Miquette » poussa les portes d’Utopia, heu, non ! De l’American Cosmograph… et tourna sept fois sa plume dans son encrier pour en rapporter le ci-devant témoignage :
« décidément, je découvre Toulouse ces jours-ci. Ne suis-je pas allé pour la première fois de mon existence à l’American Cosmograph, l’ancêtre de nos cinémas et peut-être de nos théâtres. On nous avait parlé de cet établissement comme d’un bouge abominable, grouillant d’apaches et de pierreuses, hurlant, vidant à l’envie leur vessie et leurs querelles dans l’ombre complice, pendant que s’ébauchaient dans les coins des idylles crapuleuses. Miquette avait le grand frisson, mourrait d’envie d’y aller sans chapeau avec un petit tablier sur une robe courte et me recommandait instamment de me coiffer d’une vieille casquette épuisée par les vicissitudes du temps.
« Grâce au ciel et à mon autorité, j’évitais ces déguisements fâcheux qui nous auraient valu pour le moins un énorme succès de curiosité. Car, une fois de plus, il s’est vérifié que la légende n’est qu’un conte à dormir debout (ou assis, cela m’équidiste). Nous n’avons trouvé à l’American Cosmograph qu’un public tout à fait paisible et même, faut-il l’avouer, parfois très chic.
« Mais oui ! La foule populaire a un goût marqué pour le cinéma parlant et délaisse de plus en plus le temple suranné du Muet. Phénomène naturel remontant ce courant, surgit une catégorie de jeunes intellectuels ou de “gens de lettres” qui viennent rêver et pleurer sur le bon vieux cinéma de jadis et se récrier d’admiration devant des films qu’ils auraient sifflé il y a dix ans… Ainsi vont les choses poussées par ce sacré snobisme. Aussi le public du “Cosmo” était-il composé moitié de bon gros populo graisseux, crasseux, poussiéreux et joyeux, moitié de gens sélect, parfumés, vernis, languides et recueillis… « Miquette nageait dans la déception, selon la formule consacrée, sans même daigner apprécier le cadre artistique, les toiles de plusieurs mètres (sinon de maîtres), les bas-reliefs en plâtre, les balustres et les petits anges et, surtout, l’écran adorablement patiné par le temps aidé en cela par les mouches. Le spectacle était de choix : un Buster Keaton qui plongea cinquante pour cent des clients dans une douce hilarité qui fit taper les derrières sur les banquettes rembourées en noyaux d’abricot et les cinquante autres pour cent, dans une rêverie ensoleillée et métaphysique… »
On pourrait croire mon cher Jano, que tu viens d’écrire ton article, tant il est patent que 83 ans plus tard, les mêmes préjugés et les mêmes appréhensions continuent à habiter ceux qui biberonnent au lait des multiplexes… et c’est un joli clin d’œil fait par nos successeurs d’avoir choisi de redonner au cinéma le goût de sa légende, rappelant ainsi qu’il y a quelque chose d’éternel et de durable dans le choix utopique d’un engagement pour un cinéma qui privilégie le sens plutôt que le clinquant sans âme, et sous-entend ce qu’il y a de chaleureux et d’humain dans le coude à coude des petites salles obscures où les émotions passent d’un spectateur à l’autre bien mieux que dans les temples de la consommation dont beaucoup célèbrent la terrible et prétenduement fatale « modernité ».