Atelier d'écriture YAKSA 1 : Métamorphose

Roger Grosjean, célibataire endurci, vivait dans sa ferme natale avec sa mère. Sa sœur s’était mariée quelques années auparavant et venait de temps en temps avec mari et enfants partager le repas dominical. La vie était rude dans ce hameau lozérien où l’eau était rare. “Ne gaspille pas l’eau”, lui avaient seriné ses parents tout au long de son enfance.

Il avait deux troupeaux de brebis : les viandes et les laitières, comme on disait dans le pays. Il aimait s’en occuper, les suivre sur le haut plateau accroché aux nuages et vivre avec elles le cycle des saisons: agnelage, production laitière, étés dehors sous le soleil brûlant, hivers confinés dans la bergerie. Comme tous les paysans, il ne prenait jamais de vacances, mais il n’en souffrait pas. Pourquoi partir ailleurs ? Il était bien ancré dans cette terre aride, au rythme de ses brebis qu’il aimait bien sans jamais se l’avouer.

Pour les repas, il n’était pas difficile : à midi, l’éternel trio : pain- charcuterie- fromage; le soir: soupe de légumes. Cette sempiternelle répétition ne le troublait pas. Mais il y avait un domaine interdit qu’il aimait bien violer de temps à autres, en quête de quelques larcins: le placard où sa mère enfermait les gâteaux réservés aux jours de fête.

Dans sa jeunesse, il avait fréquenté les fêtes de village, aimant bien rire, danser et s’amuser. Et puis, Marinette l’avait délaissé pour un autre. Irrémédiablement blessé, il était rentré dans sa coquille. A présent, il dialoguait avec ses bêtes, flirtait avec les ciels transparents ou lumineux, écoutait le bruit du vent dans les cheveux d’ange. Cette solitude qui n’en était pas vraiment une lui allait bien.

Il aimait contempler le vol royal des vautours, seuls, en couple ou par dizaines, lorsqu’il y avait une brebis morte dans les parages: c’était la curée! Cela doit avoir son charme, pensait-il, d’observer d’en haut notre petit monde.

Il faisait chaud. Il enleva sa veste et s’étonna de découvrir sur ses poignets un triangle rose qui virait au blanc, comme après une poussée d’eczéma. Le lendemain matin, en se rasant, il détecta sur son front, une touche de couleur sombre qui contrastait avec le bleu pâle de ses yeux.

Le soir venu, il entra dans la cuisine où sa mère venait de plumer deux oies plantureuses (le repas de noël approchait): camaïeu de blanc, gris pâle ou foncé: ces plumes lui plaisaient. Il en mit plusieurs dans sa poche et, le soir, dans sa chambre, se mit à les examiner, à les caresser. Et s’il en mettait une sur son grand chapeau de berger? L’heure bénie du déjeuner arriva: il croqua d’un coup sec une rondelle de saucisson et engloutit sans problème la tome de brebis, d’habitude si dure à négocier. Il passa la main sur sa bouche: elle avait durci et s’était curieusement allongée; de plus, le rose de ses lèvres virait inexorablement au rouge.

« Tu pourrais te couper les ongles » grommela sa mère, comme s’il avait 10 ans. Mais ce n’était plus des ongles, cela commençait à ressembler à des griffes. Il se sentait de plus en plus bizarre et, pour échapper aux commentaires aigres- doux de sa mère, il partit se promener. Il dévala le sentier qui menait au Tarn et se retrouva dans l’eau avant même de s’en apercevoir. Bien agréable, après tout, cette sensation nouvelle. Il sortait de l’eau, puis replongeait, comme petit à petit prisonnier du manège.

En remontant le sentier des gorges, il fut soudain pris d’une étrange envie : partir quelques jours, aller voir la mer. Cela le sortirait de l’ambiance pesante de la ferme. Un matin, sans crier gare, il partit. C’était l’hiver, les brebis étaient au chaud et sa mère saurait bien leur donner leur ration de foin.

Dévalant les rebords du plateau du Larzac, il eut une sensation étrange : il ne savait plus s’il marchait ou s’il volait. En tout cas, il n’avait jamais avancé aussi vite. Il arriva aux abords de Pallavas les flots et découvrit, dans l’extase…la grande bleue. Arrivé sur la plage, il observa avec délices le manège des mouettes. Il y en avait bien une douzaine; elles s’envolaient souplement, décrivaient quelques arabesques, puis surfaient sur les vagues, plongeaient leur bec dans l’eau, en ressortaient des proies invisibles à l’œil nu, mais elles semblaient se délecter. Elles rigolaient comme des folles; on aurait dit une bande de copines en vacances. Puis, elles repartaient à tire d’aile, poussant des cris rauques, comme si elles se saluaient mutuellement. Ca avait franchement l’air sympathique. Sans même s’en rendre compte il se mit à tournoyer avec elles, sans problème apparent. Il arborait un beau plumage en camaïeu de gris, un rouge à lèvres ornait son bec, assorti aux griffes de ses pattes. Roger Grosjean se trouva soudain très élégant. Posé sur la plage, il se mit à frapper le sol pour faire sortir quelques vers de terre. Il avait faim, pardi !

Il s’était lié d’amitié avec une certaine Marimouette qui lui plaisait bien. Bientôt, elle couva quelques œufs, des oisillons naquirent et il l’aida à remplir ces petits becs affamés. Lui qui avait toujours rêvé d’avoir une famille, ça tombait bien. Par moments, il était pris de remords : sa mère et sa sœur devaient s’inquiéter, le chercher partout, ne rien comprendre. Et le troupeau? Peut-être sa mère avait elle dû vendre ses chères brebis ? Dans l’état où il était, impossible d’aller les prévenir, leur dire qu’il était très heureux à présent, Il allait partit en vacances, avec sa nouvelle famille, au lac de Salagou, un endroit magnifique et la vie était belle !

Béatrice L

Fin 2019, l’association Yaksa a installé ses quartiers d’hiver à Utopia Borderouge, pour y animer des ateliers d’écriture. A raison d’un samedi par mois, une poignée de graphomanes en herbe y ont fiévreusement noirci d’innombrables ramettes de papier, avant d’être stoppés dans leur élan par l’épidémie que l’on sait. En attendant de pouvoir renouer avec ces anciennes et chaleureuses pratiques, Yaksa poursuit évidemment son travail d’accompagnement en visioconférence - et nous a gentiment confié, pour que nous les partagions avec vous, quelques uns des textes nés dans l’effervescence de l’atelier à Utopia.