Pour un cinéma durable et des rencontres d’une nuit (par Anna Pitoun)

La chance quand on est réalisatrice de films documentaires c’est que vos travaux suscitent des débats. Alors on vous invite. Pour une soirée, une matinée. A une rencontre avec le public. C’est l’une des choses que je préfère. Ces moments d’échange, quand la lumière se rallume et que les spectateurs plissent un peu les yeux. Certains s’étirent, d’autres se redressent. Comme sortant d’un sommeil avec ou sans rêves. Je regarde les visages de celles et ceux qui ont vu mon film. Je me présente à eux. Ils me regardent aussi. Il y a toujours un petit temps silencieux et très doux avant que le champ de la parole ne s’ouvre. Et puis vient le débat. Les pours, les contres, les acquis, les sur-le-choc. Certains posent des questions, d’autres témoignent. Le temps s’étire parfois tard dans des échanges politiques ou intimes. Je me souviens d’un débat dans une salle de Toulouse. Un monsieur au fond de la salle, à l’écart de tous. Une barbe immense, de longs cheveux, quatre sacs plastiques posés à ses pied. Un SDF qui venait régulièrement grâce aux tickets suspendus et ne parlait jamais à personne, m’avait confié la responsable de la salle. A la fin du débat, il s’était approché de moi et m’avait glissé deux phrases. Deux remarques sur mon film. D’une pertinence extrême. Qui m’avaient donné à réfléchir longuement.

Je réalise des documentaires depuis près de 20 ans. J’ai donc eu l’honneur d’être invitée plusieurs fois dans les cinémas du réseau Utopia. Mais aussi dans des multiplexes immenses et flambant neufs. Je me rends toujours partout avec plaisir. J’ai juste un problème avec les multiplexes immenses et flambant neufs. Non, en fait, deux. Le premier, c’est l’odeur. Elle me saisit dès que je prénètre le hall. Un mélange de gras et de plastique. A chaque fois, j’identifie mon ennemi. Il saute et danse joyeusement devant moi dans une cage en verre. Le pop-corn. Chaud. Le pop corn, c’est peut-être bon à manger mais l’odeur de sa fabrication à grande échelle est insupportable. Comme les tripes ou l’andouillette. Le second problème c’est que dans les multiplexes, pendant l’heure et demie de projection de mon film (que je ne regarde pas à chaque fois évidemment) je ne sais pas trop quoi faire. Les halls sont immenses mais vides une fois le public rentré. Il y a bien sûr de confortables fauteuils qui permettent de se poser pour siroter un soda, manger des bonbons haribo ou le fameux pop-corn, mais pas grand chose à lire. Pas de magazines sur le cinéma, pas de critiques de films affichées sur les murs. Les gens qui m’invitent sont souvent des membres d’associations qui restent dans la salle pour voir le film. Les gérants du cinéma m’ont saluée quand je suis arrivée mais je ne les revois pas ensuite.

Alors que dans les cinémas « à taille humaine », point de pop-corn mais d’autres matières. Littéraires, politiques, humaines. Les gérants de salle sont souvent partie prenante de l’invitation même si elle est initiée par des associations. Pendant le temps du film, nous discutons. Du documentaire, du cinéma en général, de leur salle, de la politique de la ville, de tout. Ils sont passionnés, dédiés. J’apprends toujours beaucoup. Ecouter les gens. Découvrir leur environnement. Connaître les enjeux sociaux, économiques et politiques dans lesquels ils sont pris. Ce type de cinéma permet cela et souvent, après les débats, les échanges se poursuivent hors de la salle devant un verre ou un repas (je me souviens avec bonheur des petits-déjeuners du dimanche au cinéma de Tournefeuille). Les spectateurs se sentent comme chez eux. Ils veulent parler, penser, ne pas être d’accord, se rappeler du film qu’ils ont vu le mois dernier et demander aux autres spectateurs s’ils l’ont vu et si cela ne fait pas lien avec le film du jour.

Le projet de cinéma autonome, modeste, écologique porté par le réseau Utopia me fait rêver. Au-delà d’être une réponse imaginative et pertinente face à la crise actuelle, je me dis qu’il est intelligent et presque évident. Qu’il renoue avec l’essence de ce qu’est pour moi le cinéma de quartier : un lieu de partage avec les voisins et les voyageurs. Un lieu pour penser avec d’autres, s’émouvoir, convaincre ou changer d’avis.

Je suis actuellement en train de réaliser un film sur le climat. Le combat d’un avocat et de quelques villes de France contre la multinationale TOTAL, qu’ils accusent de non respect du devoir de vigilance en matière climatique. Les questions environnementales sont un sujet que j’explore depuis à peine deux ans. Malgré les mise en garde de scientifiques ou de certains politiques j’avoue humblement à quel point j’étais loin d’avoir conscience des enjeux auxquels nous allons devoir faire face bientôt (très bientôt). Il est plus qu’urgent d’adapter nos modes de vie. Le fait qu’un cinéma d’art et d’essai, lieu d’avant-garde s’il en est, se propose d’être au diapason avec les avancées de notre temps est un signe salvateur. Nous allons penser et vivre ensemble les changements d’époque. Le réseau UTOPIA est en avance, ou de son temps, selon le point de vue à partir duquel on se place. Je soutiens donc son projet de tout coeur. Je sais qu’il sera un lieu innovant mais qui deviendra vite un modèle social, économique et politique. Et que c’est dans ce type de cinéma que je pourrai rencontrer la nuit des hommes barbus avec des sacs plastiques semblant sortir de la caverne de Platon.

Anna Pitoun, réalisatrice